Cinquième partie

Ils sont nombreux aujourd’hui, ceux qui cherchent dans l’action morale et sociale un échappatoire au scepticisme, et, dans la plénitude du dévouement, un correctif du vide intellectuel : ils se créent une sorte de raison pratique, faite de désintéressement et de charité, pour réparer les déceptions de la raison pure et rendre un prix à leur vie. M. Ollé-Laprune observait autour de lui cet état d’âme ; il aimait ces aspirations généreuses, il déplorait que, trop souvent, elles méconnussent leur véritable source, et que le christianisme héréditaire, dont elles étaient la suite naturelle, demeurât longuement assoupi dans la pénombre des consciences. Il lui semblait que beaucoup d’hommes de bonne volonté pratiquaient la vérité sans la connaître, et sa pensée, toujours soucieuse d’entente et de conquête, se rappelait avec espoir le mot de l’Evangile : Qui facit veritatem venit ad lucem. « Entre sa philosophie spéculative et sa philosophie pratique, a dit très justement M. Henri Joly, il avait établi un lien étroit : c’était son idée de la vie, dont il voulait que tout jeune philosophe eût ce qu’il appelait l’expérience totale1. » Que, pour atteindre la vérité, il fallut, en quelque mesure, s’en faire l’artisan, par la conduite même de sa propre existence, et que l’accomplissement du bien, par une sorte de mystérieuse aimantation, imprimât à l’âme un élan vers la vérité, c’est la conclusion pratique qui ressortait du livre de la Certitude morale. Les livres et discours successifs de M. Ollé-Laprune développèrent cette conclusion sous ses aspects les plus divers ; ils forment, tous ensemble, une synthèse précieuse, qui enseigne immédiatement à vivre et conduit indirectement à croire. Retenons bien ces deux termes : vie morale et croyance, et gardons-nous de les séparer l’un de l’autre : ce serait ne rien comprendre à l’oeuvre de M. Ollé-Laprune. Le philosophe dont la subtile analyse, entre 1867 et 1878, épiait l’origine « subjective » de la croyance, et le moraliste qui, surtout de 1890 à 1898, cherchait à développer les germes de l’action, étaient un seul et même homme et accomplissaient une seule et même besogne. Et c’est justement l’homogénéité de cette besogne qui en faisait l’originalité.

Lorsque parurent le livre du Prix de la vie2 et ce tout petit écrit : Les Sources de la Paix intellectuelle, que M. Gounod appelait « l’une des productions les plus opportunes de notre temps », le groupe qu’avait fondé M. Paul Desjardins, sous le beau nom d’Union pour l’action morale, était dans tout son éclat ; un certain nombre d’esprits, naturellement fascinés, s’installaient avec enthousiasme sur ce large terrain de l’action morale, où l’on pouvait, en s’aidant pour le bien, oublier les divergences confessionnelles. N’était-il point à craindre qu’un jour ou l’autre, au lieu de considérer comme un pis aller ce morcellement des consciences et cette absence de trait d’union intellectuel entre les hommes de bonne volonté, on en vint à regarder l’action morale comme un substitut de la foi, et l’abdication de toute foi positive comme un idéal profitable à l’union ? Sous la poussée du protestantisme libéral, l’Union pour l’action morale, en ces dernières années, a rapidement descendu cette pente, et la généreuse initiative de M. Paul Desjardins a perdu, par cela même, un certain nombre des concours qui, dès la première heure, lui avaient été discrètement acquis. Cette malencontreuse destinée d’une belle tentative montre combien était opportune la position prise par M. Ollé-Laprune dans cet ordre de questions3. Ses écrits de philosophie pratique, ses appels à l’action morale, s’adressaient à tous, croyants et incroyants ; et les uns et les autres y trouvaient le langage qui leur convenait. Montrer aux uns, à ceux qui croient, que l’action morale,— cette pratique de la vérité, — est la conséquence de la lumière, que leur volonté doit infatigablement déduire cette conséquence, qu’ « un catholique est et doit être un homme, et un homme supérieur aux autres4 » ; et montrer aux autres, ceux qui ne croient pas encore, que l’action morale peut être une étape vers la lumière, que la grâce les peut soutenir à travers le prolongement de cette étape et qu’il y a, dès lors, connexité et répercussion constante entre le bon usage de la pensée et le bon usage de l’existence ; établir ainsi la valeur de l’action morale, soit qu’elle précède la foi, soit qu’elle la suive ; convier ensuite les uns et les autres, dûment informés du prix de leur vie, à une communauté d’action, mais maintenir fermement que cette action ne saurait éternellement se suffire à elle-même sans une racine doctrinale, qu’elle est pour les uns l’épanouissement de la lumière et qu’elle en est pour les autres comme le premier scintillement, que l’unité des bonnes volontés est le prélude de l’unité des croyances, et que, bien loin d’y suppléer avantageusement, elle la prépare et finit par la postuler : tel était le but constant auquel tendait M. Ollé-Laprune. D’un mot original, le R. P. Roure a écrit quelque part5 que la philosophie de M. Ollé-Laprune est une philosophie continue, qu’elle est dominée par l’idée de « la loi de continuité ou de relation dans l’échelle des êtres et dans les divers aspects de l’être », et que les doctrines de M. Ollé-Laprune sur la parenté du vrai et du beau, sur la liaison de l’intelligence et de la volonté, sur les rapports de la pensée et de l’action, sont des explications diverses de cette loi de « continuité ». On ne saurait mieux dire, et M. Ollé-Laprune, en effet, persuadé que le vrai et le bien s’appellent et s’enchaînent, tenait fermement, tout à la fois, à ne décourager aucune bonne volonté dans la recherche du bien et à ne laisser aucune intelligence s’arrêter dans la recherche du vrai ; il ne voulait ni qu’on jugeât les incroyants incapables ou indignes d’être des hommes de charité ni qu’on en usât avec la vertu de charité comme avec un mol oreiller sur lequel s’accouderait, insouciant et presque satisfait de lui-même, l’agnosticisme sceptique et béat. Le vieil Abelly raconte, en un endroit, que saint Vincent de Paul, sentant un jour la foi défaillir en lui, prit la résolution de s’adonner toute sa vie au service des pauvres pour l’amour de Dieu, et que cette décision lui rendit la foi. L’action morale et sociale avait donc été, pour Vincent de Paul, une sorte d’introduction à la reconnaissance de Dieu. Il faut relire cette histoire dans le texte naïf du bon chanoine : elle nous semble illustrer, à la façon d’une leçon de choses, la doctrine de M. Ollé-Laprune.

Point de départ pour les incroyants, l’action morale et sociale lui apparaissait comme un point d’arrivée pour les croyants ; il les pressait de se hâter vers ce terme, de travailler au bien de leurs semblables d’une façon digne de leur foi ; et les objurgations d’agir, que M. Ollé-Laprune prodiguait aux catholiques, n’étaient pas des épisodes dans son activité de penseur, mais bien plutôt la conséquence naturelle de si philosophie doctrinale.

J’ai deux ou trois travaux dans l’esprit, écrivait-il en 1884 ; je voudrais bien les entreprendre et les mener à bonne fin.

L’un, c’est ce qui est le sujet même de mon cours à l’Ecole normale.

Je voudrais bien voir quel est l’objet de la philosophie, ce que l’on prétend faire quand on se met à philosopher, quel est aujourd’hui le rôle de la philosophie. Comme cette étude m’a amené à considérer de près ce que c’est que précision et exactitude, je voudrais insister sur ce point, et cela pourrait donner lieu à un article.

Mon autre travail, d’une nature moins proprement philosophique, consisterait à caractériser ce grand fait, fait singulier et éminent, le catholicisme. Je voudrais montrer que c’est un fait incomparable, et je voudrais insister sur ceci : unité, stabilité, rigidité, si l’on veut, et, avec cela, variété, mouvement, et une sorte d’heureuse souplesse et facilité d’accommodation. Je voudrais tirer tout cela au clair. Je montrerais ce que la foi laisse à l’esprit de vraie liberté. Je ne diminuerais en rien la vérité, je voudrais montrer que, vue telle qu’elle est, prise telle qu’elle est, avec toutes ses impérieuses exigences, nullement amoindrie, nullement abaissée, nullement arrangée, sans aucun compromis, sans aucune transaction, par sa seule vertu, alors qu’elle est exacte, nette, précise, elle est large, elle laisse ou donne à l’esprit de l’élan. Etudier les exigences de la foi, montrer en quoi elles consistent, à quoi strictement elles se réduisent, — et cela sans rien perdre de la sève chrétienne, tout au contraire, — ce serait faire une œuvre qui répondrait bien aux besoins de ce temps.

Enfin, j’ai dans l’esprit un troisième travail, plus pratique, plus près des détails de la vie et de la conduite. Ce serait sur l’esprit chrétien.

La commune inspiration de ces trois travaux semble être le besoin de voir clair et d’avoir des idées précises et nettes pour avoir une conduite ferme. Le premier revient à ceci : Qu’est-ce que philosopher ? Le second : Qu’est-ce que croire en chrétien catholique ? Le troisième : Qu’est-ce qu’agir en chrétien catholique ?

Je me mets au pied de la croix de Jésus-Christ dans ce jour du Vendredi saint.

On voit par ces lignes, datées du vendredi saint de l’an 1884, que M. Ollé-Laprune estimait encore faire œuvre de philosophie en déduisant clairement et en faisant nettement comprendre les lois de l’action chrétienne. Soit qu’il rapportât de Rome, en même temps qu’un souvenir durable, un opuscule qui fit du bruit et qui demeura comme une sorte de méthode pour comprendre et appliquer la pensée romaine ; soit que, s’adressant à des auditoires jaloux de se défendre contre le « mal social », il leur indiquât, du haut de la morale chrétienne, leur responsabilité dans l’avènement de ce mal6 ; soit qu’il proposât à ses concitoyens des Basses Pyrénées, sous le litre : Attention et courage, des conseils d’action pratique, il partait de cette idée que les catholiques doivent se conduire en fils de lumière, et c’est en vertu des mêmes principes qu’il était, tout à la fois, très exigeant pour ses coreligionnaires, qui devaient mériter incessamment d’avoir été les élus de la vérité, et très accueillant pour les bonnes volontés du dehors, qui pouvaient à peu de frais, Dieu aidant, mériter d’en devenir les élues.

Son attachement à toutes les conséquences morales et sociales du christianisme catholique et la confiante tolérance qu’il témoignait aux consciences exotiques, et qu’attesta, parmi tant d’autres preuves, son article sur le jubilé de M. Naville, se rattachaient au même fondement. Méditons, pour nous en convaincre, ces lignes qu’il adressait un jour à M. Secrétan :

Je suis catholique dans le sens précis et rigoureusement exact du mot : je suis d’esprit et de cœur catholique, et le vrai et complet christianisme est là pour moi. Je crois ce que croit l’Eglise catholique romaine. Je n’ai aucune arrière-pensée, aucune réserve, aucune hésitation dans ma soumission à l’infaillible autorité de l’Eglise et de son chef infaillible, le Souverain Pontife. J’accepte toutes les définitions du Concile du Vatican. Je sais, Monsieur, que votre foi n’est pas la mienne. Mais je suis persuadé que ce profond dissentiment entre nous ne peut nous empêcher de nous rapprocher affectueusement l’un de l’autre. Je reconnais avec bonheur ce qu’il y a dans votre pensée, et, laissez-moi le dire, dans votre âme tout entière, de sève chrétienne.

Je salue respectueusement en vous le philosophe dévoué de cœur aux vérités morales et religieuses, le chrétien décidé à servir courageusement la cause du christianisme. Certes, quand on se sent incliné d’esprit et de cœur (pour reprendre vos belles expressions) vers un homme, un penseur, un écrivain, on souhaiterait que l’accord sur les grandes choses aimées et poursuivies en commun fût complet. Mais l’aspiration commune vers ce que vous appelez l’excellence véritable et l’entente établie sur plusieurs points peuvent entretenir la sympathie après l’avoir provoquée. C’est mon espoir qu’il en sera ainsi entre nous.

Ainsi sa tolérance était une forme de sa foi. Elle ne laissait jamais transparaître cette arrière-pensée, qui jadis passait pour distinguée, qu’intrinsèquement tous les systèmes se valent, et qu’aux regards d’une justice supérieure, toutes les formes, religieuses auraient, sinon la même vérité, du moins la même vertu. Elle était un acte de double confiance, confiance à l’égard de l’âme d’autrui, confiance à l’égard de la vérité ; elle était la conséquence de l’idée qu’il se faisait de la vérité religieuse. La foi, pour lui, n’était pas un meuble de l’âme, mais une atmosphère où l’âme baignait. La foi, pour lui, ne se séparait pas de la vie ; et nous avons ici l’explication des services qu’il rendit à la philosophie, des bienfaits dont un certain nombre d’incroyants lui furent redevables, de l’efficace impulsion qu’un certain nombre de catholiques trouvèrent auprès de lui ; nous avons ici l’idée maîtresse de sa pensée, l’idée directrice de son rôle public, et l’idée mère, enfin, de sa propre existence intime.

NOTES  

1H. Joly, Léon Ollé-Laprune (Revue du clergé français, 1er avril 1898, p. 222).

2Peu de temps après la mort de M. Ollé-Laprune, S. Em. le cardinal Perraud, évêque d’Autun, membre de l’Académie française, adressant à ses diocésains une instruction pastorale sous ce titre : le Prix de la vie, y rappelait le très beau livre « qui lui avait suggéré l’inspiration dominante et le titre même de cette instruction ». M. Michel Salomon (Etudes et portraits littéraires, p. 198 et suiv., Paris, Plon, 1896) a donné une analyse de ce livre de M. Ollé-Laprune.

3Voy., sur l’unification de l’être humain par la croyance et sur les rapports de la croyance et de l’action, quelques pages de M. l’abbé Besse (Revue néo-scolastique, août 1898, pp. 249-250). M. George Fonsegrive, dans les pages émues qu’il a consacrées à M. Ollé-Laprune, apprécie très finement la position de l’auteur du Prix de la vie à l’endroit de l’Union pour l’action morale (Quinzaine, 16 avril 1898, p. 22).

4Paul Gaultier, Le Sillon, 10 mars 1898, p. 142.

5Etudes religieuses, 20 octobre 1898.

6« J’étais aux côtés de M. Ollé-Laprune, écrit M. Charles Huit, le jour où, dans une réunion organisée au quartier Latin par le Comité de défense et de progrès social, il fit une éloquente conférence sur la responsabilité de chacun devant le mal social ; l’auditoire était houleux ; des interruptions injurieuses ou saugrenues couvraient à tout instant la voix de l’orateur ; et lui, aussi calme, aussi maître de sa pensée que s’il eût parlé devant ses chers élèves de l’Ecole normale, il ne descendit de la tribune qu’après avoir poursuivi jusqu’au bout sa courageuse démonstration. La fermeté du citoyen s’alliait naturellement chez lui à la sérénité du philosophe. » (Enseignement chrétien, 16 mai 1898, p. 294.)