Troisième partie

Nice, en 1861, Douai, en 1864, Versailles, en 1863, le lycée Henri IV, en 1871, l’Ecole normale supérieure, de 1875 à 1898, furent les étapes de son enseignement.

Si nous voulions, en détail, suivre ces diverses étapes, nous aurions, pour nous y guider, trois séries d’indications : les témoignages de ses chefs et de ses élèves ; les lettres officielles qu’il adressait aux premiers et les lettres intimes dont il honorait les seconds ; les papiers personnels, enfin, dans lesquels, face à face avec lui-même, il se livrait à une sorte d’examen de son activité professorale, examen d’autant plus glorieux pour lui que parfois il était plus sévère. Depuis la première leçon qu’il donna au lycée de Nice, jusqu’à la dernière conférence qu’il fit à l’Ecole normale, sa conscience fut toujours engagée dans son enseignement ; il ne faisait point un métier, il accomplissait un devoir ; le professeur, en lui, c’était l’homme tout entier. A deux reprises, il eut à se demander si l’Université était vraiment le cadre qui convint le mieux à son activité ; à deux reprises, sa conclusion fut affirmative. Les Instituts catholiques n’eussent point fait bon marché d’une pareille recrue : il s’étudia, il consulta, et l’Université lui parut être le poste où Dieu l’avait appelé, où Dieu voulait le maintenir.

« Je m’efforcerai de faire du bien dans le monde, écrivait-il, en 1869, à la suite d’une retraite faite à l’Oratoire, sous la direction du P. Pététot ; je m’efforcerai de faire du bien par mon exemple, par mon influence, par ma parole, par mes écrits. Je voudrais qu’Ozanam fût mon modèle. Elève de l’Ecole normale, universitaire en relations amicales avec mes anciens maîtres, et connu cependant comme catholique, je serais comme un trait d’union. Il y a du bien à faire dans cette situation-là. »

Confrontons, avec ce programme d’apostolat laïque, le témoignage que lui rendait, vingt-trois ans après, dans une lettre privée, un des théologiens les plus distingués de la Compagnie de Jésus : « Je me prends à penser, écrivait à M. Ollé-Laprune le R. P. de Régnon, que Dieu veut, à notre époque, renouveler l’apostolat laïque (soumis hiérarchiquement au sacerdoce, mais marchant en avant), comme du temps des Justin et des Athénagore. C’est vous surtout qui me donnez ces pensées-là. » Apôtre laïque dans l’Université, tel s’était efforcé d’être, sans relâche ni lassitude, M. Ollé-Laprune, et tel il avait été. Il rêvait, en 1869, de marcher sur les traces d’Ozanam, et M. Trolliet, rendant compte, vingt-cinq ans après, d’un de ses derniers livres, l’appelait précisément un nouvel Ozanam1. M. Ollé-Laprune pouvait donc relire, sans remords ni confusion, le résumé des viriles résolutions, qu’il avait prises sous les auspices du P. Pététot.

Un jour où il le relut, il ajoutait en marge : « Que je vous bénis, ô mon Dieu, de m’avoir réservé celle qui est devenue ma femme ! Je ne la connaissais pas en 1869. Mais je puis bien dire que c’est à elle que mes pensées allaient, car c’est elle qui a réalisé ce que je voulais. » Il semblait, en effet, que le Dieu qu’il remerciait en ces termes eût ratifié son dessein d’apostolat laïque en lui faisant rencontrer, dans l’Université même, au foyer de M. Saint-René Taillandier, une compagne qui fut une auxiliaire. M. Ollé-Laprune trouva dans cette alliance, en même temps que le bonheur intime, la force qu’on acquiert, à deux, lorsqu’on a « chacun deux cœurs pour aimer Dieu2 ».

Universitaire par son éducation, par sa décision prise à l’Oratoire, par son mariage, M. Ollé-Laprune continua de demeurer universitaire en 1880, lorsque le chef de l’enseignement public lui fut inclément. Il avait usé de son droit de citoyen en apposant sa signature, à Bagnères-de-Bigorre, sur un procès-verbal de protestation contre l’expulsion d’une congrégation religieuse. Le journal le Télégraphe dénonça le fait ; des colères nombreuses s’allumèrent. Elles invoquèrent M. Jules Ferry, alors ministre, et ces invocations étaient des sommations. Il y a des juridictions supérieures aux vicissitudes politiques : ce sont les juridictions professionnelles ; le jacobinisme ne les a jamais aimées ; il les haïra toujours. M. Edmond About, qui n’était sectaire que dans la mesure où le peut être un homme d’esprit, demandait que M. Ollé-Laprune fût déféré aux membres du Conseil supérieur, ses pairs ; redoutant un arrêt qui eût pu être une défaite pour le pouvoir, M. Jules Ferry déroba M. Ollé-Laprune à ses juges naturels ; administrativement, il le frappa de suspension pour un an, tout en lui laissant son traitement. Le ministre de l’Instruction publique, sans le savoir et sans le vouloir, créait un lien de plus entre M. Ollé-Laprune et l’Université. Car ce traitement, dont M. Jules Ferry voulait faire la rançon d’une sinécure, enrichit le patrimoine corporatif de la rue d’Ulm : il fut abandonné par M. Ollé-Laprune à la caisse de l’Association amicale des anciens élèves de l’Ecole normale supérieure. Deux ans de suite, en 1881 et 1882, M. Ernest Havet, à la séance solennelle de l’Association, remercia de cette générosité le maître de conférences, momentanément évincé ; et les nombreux témoignages d’affection que lui prodiguèrent ses élèves et beaucoup de ses collègues rachetèrent amplement, aux yeux de M. Ollé-Laprune, les vexations du grand maître éphémère de l’Université. Car l’Ecole normale supérieure ne se solidarisa point avec le « parti républicain ». M. Ollé-Laprune, à la date du 7 novembre, recevait des élèves de seconde année la lettre suivante, que publièrent tous les journaux de l’époque :

Ecole normale, le 7 novembre.

Monsieur et cher maître,

Tous les élèves de seconde année viennent vous exprimer le profond regret que leur cause le bruit de votre départ. Nous gardons tous un souvenir ineffaçable de votre attachement à l’Ecole et à ceux qui y ont passé, de votre bonté pour nous, de l’esprit de bienveillance envers toutes les opinions qui a toujours animé votre cœur. Votre parfaite tolérance avait d’autant plus de prix à nos yeux qu’elle ne coûtait rien à la liberté et à la sincérité de vos convictions personnelles. L’affection de l’Ecole ne va qu’à la véritable affection, son respect ne va qu’à l’entière franchise ; ceux qui dénoncent votre intolérance ou font trop d’honneur à votre habileté ou ne connaissent sans doute ni vous ni un seul élève de l’Ecole.

En tête des signatures figurait celle du chef de section ; il s’appelait Jean Jaurès. « Universitaire et républicain libéral par tradition autant que par choix, écrivait à M. Ollé-Laprune M. Léopold Mabilleau, je vois avec douleur la voie où les imprudents nous engagent. » — « On est ému, très douloureusement ému à l’Ecole, reprenait à son tour M. Henry Michel ; on vous le dira, et on voudrait pouvoir le dire et le crier partout. Vous êtes si peu fait pour être ainsi affiché, et publié, et commenté. Et que vous devez en souffrir ! »

Lorsque fut terminée l’année de retraite imposée par M. Jules Ferry, M. Ollé-Laprune reprit son enseignement3. Il remercia, de leurs instances multipliées, les fondateurs des Instituts catholiques, qui souhaitaient ardemment son concours ; mais il estima que les sympathies de ses élèves normaliens, même non catholiques, lui créaient des obligations. C’était une consolation pour lui de se sentir regretté, une joie de se sentir aimé ; et, d’autre part, représentant d’une doctrine, — doctrine qui se propose à la libre adhésion des intelligences et des cœurs, — n’avait-il pas le droit d’aspirer h une autre satisfaction, la plus haute de toutes, celle de la faire de mieux en mieux connaître et de se sentir lui-même de mieux en mieux connu ? Malgré l’intérêt qu’il prenait aux nouvelles créations d’enseignement supérieur, il eût fallu qu’il se fit violence pour abandonner sa chaire de l’Ecole normale, de quelques secousses qu’elle fût menacée par le libre assaut des idées adverses. Et lorsque, plus tard, ces secousses survinrent, jamais un seul instant M. Ollé-Laprune ne regretta sa décision de 1882 : sa pensée, plus éprise d’expansion que de repos, préférait les terres à conquérir aux terres conquises. Il estima toujours que son devoir le retenait dans l’Université et qu’en renonçant à l’influence qu’il y avait acquise, il gaspillerait une force dont Dieu lui avait fait don : contre cette conviction, les tristesses mêmes que parfois il éprouva ne purent en •aucune façon prévaloir.

Un homme politique qui, depuis la Commune jusqu’à l’heure actuelle, semble s’être donné pour mission constante de cultiver tous les germes de faiblesse de la France, M. Ranc, alors sénateur, s’indigna, dans plusieurs articles, de la présence de M, Ollé-Laprune dans l’Université ; en termes violents, il déplora le concours qu’apportaient au relèvement moral et religieux de notre pays les constants efforts du maître de conférences de philosophie de l’Ecole normale supérieure ; et l’active fidélité que témoignait M. Ollé-Laprune à la cause de la philosophie chrétienne fut dénoncée au grand convent maçonnique de 1895 par un professeur du collège de Foix, devenu quelque temps après sénateur, M. Delpech. Ce sera l’honneur de M. Ollé-Laprune d’avoir été la première cible contre laquelle s’acharnèrent, en ces dernières années, les promoteurs de la nouvelle campagne anticléricale, et d’avoir été visé sans relâche par les hommes qui n’ont pu réussir à frapper l’« esprit nouveau », qu’on se montrant, du même coup, les ennemis de la France. Tranquille, il passait outre, et continuait de faire à ses disciples normaliens l’honneur de se montrer à eux tel qu’il était. Il est deux politiques qu’il ne comprit jamais : celle des agaceries stériles et celle des abdications. Le plus grand sacrifice parfois qu’on puisse exiger des hommes mêlés aux passions de la lutte, c’est de s’abstenir de ces faciles représailles, espiègleries malicieuses qui sont comme la menue monnaie du courage. M. Ollé-Laprune préférait le courage lui-même. C’est ainsi qu’après son retentissant discours sur la virilité intellectuelle, prononcé dans le bâtiment des Facultés catholiques de Lyon, les invitations vinrent à lui, pressantes, nombreuses, de se faire entendre ailleurs : il ne dépendait que de lui d’opposer aux prétentions de M. Combes, ministre de l’Instruction publique, une série de manifestations oratoires, affirmation implicite de son droit de penseur et d’orateur ; mais il craignait, en conscience, que tout ce qui avait une apparence de fronde ne fût une déviation du devoir. Il attachait un sens trop élevé à ce beau mot de dignité, pour commettre sa dignité dans les bagarres d’une insignifiante revanche : et c’est ainsi qu’il lui déplaisait, parfois, de voir les revendications catholiques s’émietter en des manifestations sans portée et se diminuer, si l’on ose ainsi dire, par cela même qu’elles se prodiguaient. Le tempérament viril de M. Ollé-Laprune n’aimait point se gaspiller en protestations de détail : il remercia, de toutes parts, pour les amitiés inconnues et lointaines qui lui demandaient de venir parler ; il en attendit l’heure, et provisoirement rentra dans le silence ; et de même qu’il n’eût point accepté qu’une autorité sectaire lui balbutiât une défense formelle, de même il s’interdisait jusqu’au moindre geste de provocation. Sans fracas, en 1884, il refusa de demander, comme on l’y invitait, la décoration de la Légion d’honneur ; sans complaisance, il l’accueillit en 1893 lorsqu’on lui rendit cette tardive justice. Il mettait la même vigilance à ne point consentir qu’on lui forgeât certaines chaînes, et à ne point risquer gratuitement la rupture de certains liens ; et, n’admettant jamais qu’on le traitât en captif, il ne jugeait point nécessaire de faire claquer les portes pour proclamer son droit à demeurer libre.

Il convient d’envisager avec soin ces qualités de son caractère et ces maximes de son attitude, elles nous expliqueront pourquoi M. Ollé-Laprune fut constamment « l’homme d’une cause », non « un homme de parti4 », et comment il put être, — donnons à ces deux mots toute leur force, — un universitaire chrétien. Tout en lui, nature, habitudes, culture, amitiés, semblait le prédestiner à cette fonction sociale ; il fallait, pour n’y point rester inférieur, beaucoup de foi et beaucoup de chanté, une ferme conviction et une inaltérable douceur, un égal respect de soi-même et des autres: M. Ollé-Laprune, réunissant et conciliant en lui-même ces diverses vertus, était, quelques jours après son élection à l’Institut, salué par M. Trogan, — un jeune qui connaît bien les jeunes, — comme un impeccable modèle de « la prudence dans la recherche de la vérité » et de « l’ardeur à la défendre une fois conquise5 », et il donnait ainsi, suivant lu témoignage que lui rendit en 1898, au Congrès de la jeunesse catholique de Besançon, son ancien élève, M. Jean Brunhes, un « exemple typique de ce que doit être la vraie attitude des catholiques vis-à-vis des non-catholiques à l’époque présente et dans la société présente6 ».

Comment serait-on surpris, dès lors, que son sens catholique l’eût conduit, tout naturellement et de vieille date, à professer, en politique, certaines sympathies et certaines répulsions, que justifièrent et qu’encouragèrent, dans la suite, les retentissantes instructions du pape Léon XIII. Il détestait, dès 1883, qu’on laissât s’accréditer cette idée, que « monarchiste et catholique c’est la même chose » ; et dès 1871, il souhaitait que les Français, sous l’égide de leurs institutions nouvelles, « rapprissent à respecter la patrie et la loi7 ».

Il avait, d’ailleurs, emprunté au commerce de la Grèce8 un certain sens de la mesure, de la convenance, de l’harmonie ; et les innombrables fausses notes qui, durant l’âge de crise où nous vivons, sont l’indice de nos précipitations et l’écho de nos intransigeances, l’étonnaient et le choquaient. Qu’on relise son livre sur la Morale d’Aristote, que couronnait en 1881 l’Académie des sciences morales, et que le cardinal Perraud appelait récemment « l’un des plus beaux commentaires qui aient jamais été faits des enseignements d’Aristote9 », et qu’on y cherche, en particulier, son chapitre sur le génie grec : il y a quelque chose de lui-même, beaucoup de lui-même, dans le Grèce tel qu’il le dépeint ; et, dans ses leçons sur l’hellénisme, on sentait, sans pouvoir le définir, tant il était subtil et discret, je ne sais quel parfum de christianisme. Ce qu’il aimait dans l’antique génie grec, c’est le Grec tel qu’il eût dû être d’après l’idéal des philosophes, un Grec dont Aristote eût dit qu’il était plus vrai que le Grèce réel, puisque la poésie est plus vraie que l’histoire. A l’école du génie grec, M. Ollé-Laprune avait appris l’art des nuances : mais il est plusieurs façons de pratiquer cet art. Certains hommes d’esprit, prompts à méconnaître la dignité de la pensée humaine et le sérieux de l’activité intellectuelle, déguisent élégamment, sous le chatoiement des nuances, leur indifférence absolue à toute vérité : l’art des nuances, pour eux, aboutit au dilettantisme, sinon nu nihilisme. Rien de semblable chez M. Ollé-Laprune : son tact intellectuel lui servait à préciser la vérité, non à l’estomper, et à définir les exactes lignes de sa conduite, non à faire, par amusement, des prodiges d’équilibre ; et cette subtile délicatesse, qui fournil à quelques modernes un prétexte pour se dispenser d’agir, lui permettait, à lui, d’agir, avec plus de sûreté. Il cherchait, dans l’humanisme hellénique, des leçons de noblesse, de haute et bonne tenue intellectuelle et morale, de finesse courtoise, de fructueux voisinage, enfin, avec les intelligences proches ou lointaines de la sienne ; et cette sorte de civilité intellectuelle, dont il puisait, dans le commerce des Grecs, le goût et l’exemple, s’associait à merveille avec les dispositions de son âme, avec le tour de son tempérament chrétien.

La connaissance du philosophe est accessible à tous : ses livres sont sous la main, et l’âme de leur auteur devient tout de suite familière à quiconque les lit. Mais nous donnerions une idée très incomplète de la manière et de l’influence de M. Ollé-Laprune, si nous n’évoquions pas ici le souvenir de son enseignement et de sa façon de prendre contact avec les jeunes esprits qui lui étaient directement confiés.

Il y a pour un professeur de philosophie plusieurs façons d’écouter une leçon d’élève ou de corriger un travail. On peut, ayant une idée ferme et une doctrine fixe, mesurer, au fur et à mesure que l’élève déroule ses pensées, leur degré d’analogie avec celles dont on est pénétré soi-même ; on peut, tout au contraire, traitant cet essai philosophique comme une façon d’œuvre d’art ou, pour mieux dire, de composition littéraire, apprécier exclusivement la manière dont les idées se présentent, s’enchaînent, s’ordonnent, abstraction faite de la justesse des principes fondamentaux qui sont comme à la base de cette juvénile architecture, M. Ollé-Laprune, lorsqu’il jugeait ses élèves, ne pratiquait ni l’une ni l’autre de ces maximes : encore qu’il ne fit point bon marché du fond mémo de la pensée, il n’aimait pas que, par l’effet d’une certaine complaisance, l’argumentation qu’il entendait ou la copie qu’il lisait parût surtout soucieuse de coïncider avec la propre pensée du correcteur ; mais, d’autre part, encore que son intelligence, éprise d’ordre et de lucidité, d’élégance et de cohésion, fût très attentive à l’attitude et à l’allure des développements philosophiques, il ne lui suffisait point qu’un système fût bien construit pour que l’architecte fût assuré de son suffrage. Derrière la leçon qu’il entendait, derrière la composition qu’il étudiait, M. Ollé-Laprune épiait le travail sincère des jeunes gens dont il était le maître ; il se plaisait à les chercher eux-mêmes et à les retrouver tout entiers sous le voile parfois opaque de leurs paroles ou de leurs écrits ; c’est en eux-mêmes qu’il voulait lire ; dans ce qu’ils disaient ou dans ce qu’ils écrivaient, il voulait saisir et noter une projection loyale et adéquate de leur intelligence et de leur conscience, le résultat d’un labeur intérieur, d’un labeur qui fût une vie. Soupçonnait-il chez quelqu’un le parti-pris de se calquer sur lui, ou constatait-il, au contraire, le parti-pris de le contredire, il en ressentait une égale tristesse, dont parfois il ne pouvait étouffer l’expression : d’autres s’en fussent amusés comme d’un paradoxe ou d’une gageure ; il en souffrait, lui, comme d’une défaillance commise envers le devoir fondamental de la pensée, qui est de se respecter. C’était là le secret de ses rares sévérités, de sa perpétuelle largeur de jugement, de son inaltérable équité10. Il exigeait que ses élèves fussent avec lui ce qu’il était lui-même avec eux. : le droit qu’il affirmait de leur apporter toutes ses convictions lui paraissait créer, pour eux à leur tour, le droit et le devoir de se présenter à leur maître avec toutes les leurs ; et c’est au nom même de son dogmatisme qu’il appelait la liberté. De même qu’entre le chrétien et l’universitaire il n’y avait pas, chez lui, cloison étanche, et que dissimuler son christianisme eût équivalu, pour lui, à mutiler sa philosophie, de même il réclamait de chacun de ses élèves que l’attitude philosophique adoptée sous les yeux du maître correspondit en toute loyauté à la conviction personnelle- recelée dans l’intimité de la conscience.

Nous voilà bien loin de ce faux idéal de neutralité, toujours gaucho et souvent trompeur, où plusieurs générations d’hommes politiques ont rêvé d’emprisonner l’esprit universitaire : au nom de cet idéal, on prétendait opérer toutes sortes d’amputations, commander beaucoup de réticences, imposer même quelques lâchetés. M. Ollé-Laprune, lui, concevait l’Université comme un terrain largement hospitalier, où les consciences et les cœurs, participant au travail des esprits, en garantiraient la probité, et où toutes les initiatives intellectuelles, contiguës en même temps qu’autonomes, se prêteraient un mutuel concours pour faire le siège du Vrai. Et sur ce terrain, que nulle considération ne lui eût fait abandonner, M. Ollé-Laprune ne demandait point aux autres âmes quelque sacrifice ou quelque abdication, mais seulement de se montrer à lui dans leur intime réalité : l’Université, pour lui, c’était l’endroit où l’on se voyait et où l’on se comprenait, où l’on s’écoutait et où l’on s’entendait. Un de ses anciens élèves, M. René Doumic, écrivait en 1891 : « M. Ollé-Laprune s’applique à être très près des jeunes gens, et à entrer autant qu’il se peut dans l’intimité de leur vie intellectuelle. Il y arrive, parce qu’il est le plus charmant, le plus captivant des causeurs, celui dont l’entretien appelle le plus aisément la confiance il est donc mieux éclairé que personne sur les tendances d’esprit de la jeunesse qui étudie et qui pense11. » On ne saurait marquer plus finement l’échange de services que se rendaient M. Ollé-Laprune et ses jeunes auditeurs de l’Ecole normale ; il leur faisait entrevoir, avec assez de discrétion pour qu’ils n’en fussent point opprimés, la logique et l’élévation de l’idéal chrétien ; et eux, de leur côté, s’ouvrant à ce maître qui ne leur demandait que la franchise, le renseignaient, parfois à leur insu, sur les malentendus entre sa doctrine et l’époque contemporaine, et sur les moyens les plus opportuns d’acheminer la pensée de son temps vers l’intelligence de sa doctrine.

Ainsi leur vie commune était une collaboration ; la maison de la rue d’Ulm était comme une image raccourcie, en même temps que très flattée, de ce monde d’hommes du dehors sur lequel M. Ollé-Laprune se proposait d’agir.

« Peut-il sortir quelque chose de bon de Samarie ? » disaient au temps du Christ certains esprits dédaigneusement chatouilleux. Si quelques critiques plus ombrageux qu’apostoliques eussent, en présence de M. Ollé-Laprune, repris cet archaïque langage pour l’appliquer à l’Université, il eût pu leur répondre que ses cours devenaient des livres, et que les impressions du professeur guidaient l’infatigable activité de l’écrivain…

NOTES

1Peu de temps après la mort de M. Ollé-Laprune, M. William P. Coyne l’appelait à son tour « le plus grand laïque catholique qui eût paru en France depuis Ozànam ». (New Ireland Review, juin 1899, p. 195.)

2J’emprunte cette belle expression à M. Jean de la Bretonnière, le délicat poète de Pures tendresses. (Paris, Lemerre.)

3Voy., sur cet incident, la lettre qu’à cette époque M. Ollé-Laprune écrivit au P. Ramière, publiée dans les Etudes religieuses du 5 mars 1898.

4Nous empruntons cette nuance si juste, exprimée en termes très heureux, à une conférence faite au collège de Juilly par M. Eugène Dubois (Abbeville, Paillart, 1898, p. 5).

5Trogan, Catholiques de France, p. 160 (Tours, Marne, 1898).

6Compte rendu du Congrès, p. 590, (Besançon, Bossanne, 1899). Tout le rapport de M. Jean Brunhes est à lire ; c’est l’exposé d’un système d’action catholique justifié par le récit d’une vie féconde. On pouvait dire de M. Ollé-Laprune, en entendant M. Jean Brunhes : Defunctus adhuc loquitur.

7Blondel, Léon Ollé-Laprune, pp. 48-49.

8« M. Ollé-Laprune savait,et si j’ose dire, sentait admirablement le grec. C’était plaisir d’expliquer avec lui un texte de Platon ou d’Aristote, d’Aristote surtout, qu’il avait étudié de près. Il y discernait et y faisait goûter les nuances les plus subtiles de la pensée et de l’expression. » (Henry Michel, Temps, 15 février 1898). — Cf. Thamin, Revue philosophique, avril 1899, p. 442 : « Nul mieux que ce chrétien n’avait compris et restitué une doctrine morale, disons plus, une forme de la conscience aussi peu chrétienne que possible. Une rare connaissance de la langue grecque, une extrême souplesse dans le maniement de sa propre langue, lui avaient permis de traduire l’intraduisible et d’exprimer des idées antiques pour lesquelles il n’est pas de mot moderne. ».

9Cardinal Perraud, le Prix de la vie (Autun, 1891), p. 22.

10« Il excellait dans l’appréciation des travaux d’élèves », écrivait, au lendemain de sa mort, M. Henry Michel. (Temps, 13 février 1898.)

11Moniteur universel, 6 février 1891. — Cf. (Journal des Débats, 16 avril 1899) le témoignage d’un des plus jeunes parmi les anciens élèves de M. Ollé-Laprune, M. Haguenin : « Je doute que beaucoup de professeurs aient été doués comme lui de la vue claire et droite des esprits, de l’appréciation rapide des qualités et des défauts intellectuels, et capables comme lui de diriger des jeunes gens en toute sûreté, sans préoccupation de parti, dans les libres voies de leur progrès individuel. »