Quatrième partie: La thèse magistrale d'Ollé-Laprune et les oppositions qu'il eut à surmonter

La thèse magistrale d'Ollé-Laprune et les oppositions qu'il eut à surmonter

Lorsque, le 4 juin 1880, après un labeur préparatoire de huit années, succédant à la formation prolongée que nous avons décrite, Léon Ollé-Laprune soutint ses thèses de doctorat en Sorbonne, il eut, à propos De la Certitude Morale, à affronter des oppositions dont nous ne saurions imaginer la nature et la vivacité si nous n’avions à cet égard les attestations les plus précises et les plus convergentes. Ce livre, devenu justement classique, sur la Certitude Morale, — un livre qui nous paraît de toute sagesse et même de tout repos, — est-il donc possible qu’on l’ait estimé « périlleux » et, à la lettre, incendiaire ? Entre divers témoignages expressifs, je n’en retiens qu’un pour éclairer ce point d’histoire ; il s’agit de la correspondance échangée, peu après la soutenance, entre Léon Ollé-Laprune et son maître Caro. Les originaux n’ont pas été retrouvés ; mais j’ai sous les yeux des notes à l’encre et au crayon, le brouillon trois ou quatre fois repris d’une lettre rédigée par le nouveau Docteur avec la visible préoccupation d’unir la modération des termes, adoucis et comme attendris par une déférence affectueuse, avec la fermeté de la pensée et l’élan d’une conscience vibrante.

La discussion publique avait été, selon l’expression de Caro, « brillante et étranglée ». Et comme à l’issue du débat Ollé-Laprune en marquait son étonnement et sa peine, Caro avait avoué sa préméditation ; il avait tenu, disait-il, à protéger le candidat contre lui-même, à lui épargner les murmures d’une « salle qui, ajoutait-il, sentait la poudre » ; et il lui rapportait certaines impressions recueillies en haut lieu : « C’est avec de pareilles théories qu’on allume des bûchers ! » Il avait donc été convenu entre les juges de la thèse « de ne pas engager le débat à fond » et d’esquiver les risques en ne touchant à aucune susceptibilité, non seulement afin de ne pas laisser l’auteur compromettre son avenir « et l’autorité de son enseignement », mais encore afin de ne pas mettre en péril la Sorbonne elle-même par une discussion qui pourrait devenir « un danger public ».

Ecoutons maintenant Ollé-Laprune protester contre cette pusillanimité, s’étonner de ces craintes, en montrer la déraison, revendiquer pour sa thèse le droit à la discussion publique, établir avec un mélange de fermeté et de prudence une doctrine de la responsabilité intellectuelle qui exclut aussi bien la neutralité que l’intolérance :

« Mon cher Maître,

» Puisque vous avez bien voulu, dans votre amitié pour moi, me donner des explications qui ne m’étaient pas dues, ce serait mal répondre à votre confiance que de vous remercier seulement ; je ne puis pas ne pas vous dire en toute simplicité les pensées que me suggèrent ces explications.

» Oui, j'ai eu un regret, et je n’ai pas cru devoir en retenir l’expression. Mais ce regret, eh bien ! mon cher maître, je dois vous avouer que les détails où vous avez la bonté d’entrer ne le dissipent point, ils le confirment plutôt. S’il était convenu entre les juges de ne pas engager le débat à fond, il fallait bien que la théorie en question perdît un peu de son vrai caractère et semblât non pas une de ces doctrines vitales qu’en discute pour de ben, mais un de ces fragiles objets de luxe et de curiosité qu’on n’expose point aux chocs et qui n’ont point à servir.

» Ce n’est certes pas à moi qu’il convient de porter ici un jugement sur ce qui s’est fait. Néanmoins, quelle que soit ma déférence profonde pour la Sorbonne, seule juge de la conduite à tenir pour écarter le danger qui lui apparaissait, quelle que soit aussi ma reconnaissance pour le soin qu’elle a pris de me protéger « en se protégeant elle-même », je ne puis m’empêcher de me demander ce qu’était le péril. Aussi bien ne puis-je trop aisément me croire si téméraire ou si aveugle.

» Que le sujet de ma thèse fût grave ; qu’il touchât à des questions qui intéressent hautement et même passionnément ; qu’il y eût du courage, dans le temps où nous sommes, à dire, non pas en l’air, mais après une étude approfondie et comme conclusion de toute une théorie, des choses bien simples pourtant, je le savais ; que tout cela rencontrât de la résistance et me méritât, dans une certaine presse, quelque injure, je m’y attendais sans en être ému. Il y a des causes pour lesquelles il ne me déplaît pas de me compromettre ; et ce courage, — puisqu’il y a du courage maintenant dans les assertions les plus élémentaires, — ce courage n’a rien de commun avec une indiscrète témérité : vous avez fait noblement des expériences de ce genre, mon cher maître ! Mais le danger dont vous me parlez, j’avoue que je ne l’avais pas prévu, que je ne l’ai pas senti dans la séance1, que je ne le vois pas maintenant ; je m’étonne d’avoir mis en péril la Sorbonne et d’avoir eu « besoin d’être protégé contre moi-même ». J’avais assez de confiance dans les idées exposées et dans l’auditoire, malgré les dissidences inévitables, pour ne pas redouter qu’une discussion, si vive qu’elle fût, pût « inquiéter la Faculté, diminuer l’autorité de mon enseignement, et devenir une sorte de danger public ». Sans goût pour la lutte et la dispute, ennemi par nature et par conscience des pensées excessives et des paroles violentes, je n’étais pas en garde contre des entraînements que ni mes habitudes, ni mon caractère, ni mon expérience passée ne me faisaient pressentir.

» Et la question, je la croyais de celles qu’un débat public éclaire avec plus de profit que de danger. Quel est donc ce degré étrange d’irritation et de susceptibilité de certaines passions contemporaines, que l’exposé de vérités qui les choquent ne soit plus possible ? Tant de propositions, vraiment téméraires celles-là, sont énoncées sans causer d’alarmes ! et devant une théorie comme celle qui est contenue dans mon livre, il faut prendre le parti de ne pas la débattre à fond et de la considérer un peu comme une de ces choses dignes d’estime et de louange, tant qu’on voudra, mais si délicate qu’on n’ose point y toucher ! Je m’étonne qu’il y ait témérité à dire ce que j’ai écrit dans le dernier chapitre de mon livre. Je ne puis m’émouvoir de craintes comme celles du dignitaire de l’Université dont vous me parlez, qu’ « avec ces théories-là on allume des bûchers ». C’est un de ces mots qui ne vont pas au fond des choses. On aurait pu lire tout haut les pages où mes conclusions réputées formidables sont le plus fortement affirmées (p. 370-374) ; ma pensée se fût montrée sans équivoques possibles. Il ne s’agissait pas d’une théorie de la liberté sociale ; cela pourrait être l’objet d’un autre livre, et il y a là d’autres éléments dont il faut tenir compte : — comment précisément la bonne volonté requiert la liberté, (et j’entends ici la liberté intérieure), — quelles limites cependant cette liberté peut recevoir, — quel est le rôle de la société : —que de questions ! et je ne les nomme pas toutes.

» Pour moi, il s’agissait de la responsabilité de l’erreur devant la conscience, dans le for intérieur. Mais cela même, me dira-t-on, assimile les deux ordres de fautes, les fautes proprement dites et les erreurs : puisqu’on réprime les unes, il faudra réprimer les autres. Nous voilà ramenés forcément à la question sociale. Je réponds que l’on ne réprime pas toutes les fautes proprement dites, que cela n’empêche pas de les condamner moralement. Il y a les fautes que le code permet ; il y a celles que l’opinion flétrit ; il y a celles que les gens de bien déplorent et condamnent quand l’opinion demeure indifférente ou devient complice ; et il y aura ces fautes d’une nature plus intime, les erreurs en matière morale et religieuse. Et ici je n’essaie point de pénétrer dans l’intérieur des consciences ; je n’ai ni mauvaise curiosité, ni farouche désir de condamner. Je maintiens le droit et l’honneur de la vérité, voilà tout ; mais cela j’y tiens ; et je dis qu’il y a là des erreurs qui peuvent être coupables, par exemple l’athéisme, dans notre temps, en pleine civilisation chrétienne.

***

» En tout cas, si nette que fût mon attitude, elle ne semble pas avoir effrayé l’Ecole Normale Cette jeunesse, qui me pressait en quelque sorte, ne m’inspirait point de défiance, et ne paraissait pas en éprouver. Le mardi suivant, étant allé à l’Ecole pour entendre, dans la conférence de troisième année, une leçon qui leur avait toujours été réservée, j’ai vu les élèves de seconde et de première année venir à moi, m’entourer ; et pendant plus d’une heure, j’ai reçu des témoignages de respectueuse et cordiale sympathie qui eussent été plus qu’étranges si mes idées avaient fait peur ou horreur. Là du moins il n’y avait pas de « poudre dans l’air ».

» Léon Ollé-Laprune. »

Plus tard, en me rappelant à diverses reprises ces souvenirs, Ollé-Laprune pouvait justement ajouter qu’il avait été à la fois « et trop peu et trop compris » : — trop, car si l’on avait feint en public de ne pas voir toute la portée de sa thèse, c’est sans doute pour en avoir vivement aperçu certaines pénétrantes exigences ; — trop peu, car cette «peur de la vérité», comme il l’appelait, prouvait qu’on n’avait réellement senti ni la bienfaisante douceur ni les salutaires applications d’une doctrine aussi respectueuse de la liberté des consciences que fortifiante par le sentiment qu’elle développe de notre responsabilité intellectuelle. Il est étrange, ajoutait Ollé-Laprune1, que deux erreurs d’interprétation contraires se produisent toujours à propos d’une thèse qui paraît cependant toute naturelle : tantôt on me reproche d’avoir montré à l’excès que la certitude morale est affaire d’âme et de bonne volonté, comme s’il n’y avait en elle qu'attitude personnelle et disposition toute subjective ; tantôt on s’inquiète de m’entendre affirmer, dans la croyance morale ou dans la foi même, la présence d’un élément rationnel, démontrable, communicable, capable d’unir et de juger les consciences, comme si par une telle assertion je compromettais la liberté de l’adhésion et l’inviolabilité des âmes. Tour à tour donc, ou parfois même simultanément, on m’a accusé et de trop restreindre et de trop étendre le rôle de la raison dans l’ordre des devoirs et des vérités qui les fondent et les déterminent. Ainsi Rauh2 regrettant que je ne fasse pas plus de place, en philosophie, à la discussion technique, me traite de simple moraliste : et Caro, par un grief inverse, m’accuse d’outrer le caractère intellectuel et pour ainsi dire scientifique de nos croyances et de nos obligations morales. Reproches opposés, qui en fait ne s’entre-détruisent pas et semblent même se coaliser, parce qu’ils procèdent peut-être de confusions communes, Qu’il y ait des devoirs proprement dits dans Tordre intellectuel et dans l’exercice de la spéculation en apparence la plus détachée de la vie ; qu’il y ait d’autre part des vérités rationnellement prouvées et définies dans le domaine des croyances et des consciences ; que le raccord de la raison et de la liberté doive se faire par le sentiment recouvré et avisé de « nos responsabilités en face de la vérité », c’est là ce que beaucoup aujourd’hui ne sauraient plus comprendre ni admettre. On accepterait toutes les hardiesses de la spéculation pourvu que ce ne fût que de la spéculation, Justiciable seulement d’une logique abstraite et d’une pensée en l’air. On tolérerait, on louerait au besoin une profession de foi personnelle, des analyses morales, des exhortations ou des objurgations, parce que chacun, semble-t-il, en prend ou en laisse ce qu’il lui plaît d’en retenir ou d’en repousser. Mais ce qui paraît déconcertant ou même irritant, c’est l’affirmation d’un devoir intellectuel au sein de la spéculation la plus libre et d’une vérité certaine et rigoureuse qui fait pénétrer au cœur de la volonté son impersonnelle discipline. Pourtant un homme moralement mutilé ne peut être un philosophe normal et complet ; nos pensées, comme nos actes, relèvent de la morale ; nos actes, comme nos pensées, relèvent de la logique et de la science. Qu’y a-t-il de plus sensé que cette thèse de la responsabilité du philosophe en tant que philosophe, comme de la communion intellectuelle des consciences dans la lumière des vérités certaines qui président à la vie morale et sociale ? « Quel étrange renversement des perspectives, concluait-il, que de voir la doctrine la plus traditionnellement admise, même par le sens populaire, apparaître parmi les philosophes comme imprudente, paradoxale, dangereuse ! »

De quelle façon, en effet, expliquer une telle inversion de ces esprits cultivés chez qui, un peu plus tard, le Disciple de Paul Bourget devait provoquer une émotion analogue ; et qu’y a-t-il donc « d’étrange » ou « d’imprudent » à parler de devoirs et de responsabilité, dans l’ordre même de la pensée ? — Deux préjugés, d’origine très différente, mais qui avaient fini par converger ; deux thèses qui, prises isolément, étaient déjà portées à devenir exclusives et erronées, mais qui, en s’alliant malgré leur apparente opposition, s’étaient encore déformées et aggravées l’une l’autre, avaient sans doute contribué à susciter, parmi ceux qu’on commençait à nommer « les intellectuels », l’état d’esprit très général, (puisqu’un spiritualiste chrétien comme Caro en était atteint), qu’Ollé-Laprune a eu durant toute sa carrière à subir et à combattre. Qu’on veuille bien être attentif aux subtils enchaînements, aux répercussions sophistiques d’idées incomplètes et mal ajustées, qui vicient l’une par l’autre leur part de vérité au point de se tourner en erreurs virulentes.

L’une de ces thèses, — déviation et rétrécissement de la philosophie traditionnelle, — tend à conférer aux idées, dans l’ordre spéculatif, une suffisance et une souveraineté qui les met à l’écart de la vie, sans racines dans les dispositions personnelles du sujet pensant, sans intervention de la volonté, par conséquent à l’abri des influences étrangères au seul examen critique, comme en dehors du contrôle moral : c’est à la théorie de se gouverner ; elle est autonome dans son ordre à part. Et non seulement elle prétend ne relever que d’elle-même ; mais, dans la mesure où cette spéculation intellectuelle se considère comme une science impersonnelle et susceptible de démonstrations universellement valables en soi, elle tend à imposer à tous, impérativement, coactivement, inquisitorialement, un conformisme littéral, un dogmatisme amoral. Il n’est pas surprenant que maints esprits aient cherché une échappatoire à cette domination des concepts d’autant plus tyranniques qu’ils restent plus inadéquats ; et la seconde thèse dont j’ai à parler semble la leur fournir.

Afin de pouvoir continuer impunément à laisser à la spéculation son autonomie, ne se persuade-t-on pas facilement, en effet, qu’il suffit de considérer chaque personne comme une fin en soi, chaque sujet pensant comme un monde clos et inviolable ? Et, par une déformation subjectiviste de l’idéalisme critique qui avait du moins la prétention de valoir pour tous les esprits, n’en vient-on pas à admettre, sous prétexte des égards dus à la pensée et à la conscience, que chacun gouverne souverainement ses idées, que la sincérité est par elle-même infiniment respectable jusque dans les pires témérités, que la beauté du geste intellectuel excuse tout et vaut plus que tout, que la liberté des constructions spéculatives comme des destructions critiques est, sans limites assignables comme sans danger réel, au-dessus de toute sanction, vraiment autonome dans le domaine des appréciations purement idéales ? Et ainsi cette thèse, qui semblait s’inspirer d’une préoccupation morale de respect pour les personnes et pour la vérité, aboutit au neutralisme systématique ou même à l’immoralisme intellectuel, parce qu’elle conserve, à l’arrière-plan, cette illusoire persuasion que, la pensée devant se suffire, on ne peut lui conférer une valeur à la fois morale et scientifique, c’est-à-dire communicable et contrôlable, sans compromettre ou méconnaître la dignité et l’indépendances des consciences !

C’est précisément contre ces deux erreurs mêlées et multipliées l’une par l’autre qu’Ollé-Laprune n’a cessé de porter le principal effort de son enseignement. La raison mutilée par le positivisme, par l’idéalisme critique, par le rationalisme même, il a voulu doublement la restaurer en montrant qu’il y a « du rationnel dans le moral et du moral dans le rationnel même ». Supprimez l’un de ces aspects, vous oscillez du doctrinarisme sectaire à ce libéralisme amorphe, à cette « indifférence pour lia vérité et pour les âmes, qui, selon un mot de Bossuet qu’il aimait à rappeler, est le péché de Caïn ». Posez au contraire ces deux aspects qui se complètent et s’équilibrent : vous obtenez ce mélange de douceur et de fermeté qui était l’expression de son propre caractère et dont il cherchait le modèle au principe même de sa vie religieuse. Parler de bûcher à propos d’un tel homme et d’une telle doctrine, c’est vraiment dépasser les bornes de l’incompréhension. Plus que ses contradicteurs, il avait horreur, non seulement de toute coaction, de toute pression, mais même d’un conformisme intellectuel passivement subi qui, plus encore qu’une violation de l’âme, serait la méconnaissance sacrilège de la vivante Vérité qu’on ne connaît qu’en l’aimant en toute son universelle richesse et en toutes ses singulières condescendances : c’est donc finalement par une méthode spirituelle qu’on peut conduire les autres et atteindre soi-même aux certitudes morales et religieuses, aux sources de la paix intellectuelle et de la coopération des esprits.

Mais, précisément parce que de telles vérités s’adressent à toute l’âme et la réclament toute, l’indépendance d’une spéculation qui ne serait que virtuosité dialectique ne leur répugne pas moins qu’un conformisme brutal. Il y a une neutralité qui est une trahison coupable de la raison même ; il est des questions où il faut reprendre le courage scientifique des conclusions nettes, des vérités vitales, des exclusions salutaires. Affirmer ces solutions traditionnelles comme un héritage indispensable à la santé des âmes et des peuples, — ainsi qu’on le fait chez certaines nations où le sens de la liberté est peut-être plus vivant que chez nous, et où l’idéal moral et social s’inspire ostensiblement et largement des incomparables éléments de civilisation apportés par le Christianisme, — est-ce donc violenter les consciences et tarir la recherche hardie ? Nullement : c’est proposer raisonnablement, rationabiliter, ce n’est pas imposer par coaction, serviliter, les conditions normales de l’humanité; c’est transmettre le trésor de la civilisation, en faisant appel à des moyens spirituels pour entretenir et propager la vie spirituelle, Et, pour reprendre l’exemple qu’indiquait Ollé-Laprune à son maître Caro, si l’on hésite à nier la légitimité intellectuelle et morale de l’athéisme, si l’affirmation publique de Dieu a pu paraître « menaçante et grosse d’intolérance », une telle crainte n’est pas fondée sur la nature de l’esprit, de la liberté et de l’idée même de Dieu ; elle naît de méprises ou d’abus qu’il est sans doute important d’éviter, mais qui ne doivent pas nous faire officiellement méconnaître des certitudes fondées en raison et des devoirs essentiels. Aller jusqu’au bout, jusqu’au bout de la raison pour rendre témoignage à la vérité complète, afin de susciter l’ascension volontaire des intelligences, au lieu de la diminuer afin de ne pas offusquer les timorés, les errants ou les inconséquents, telle a été l’attitude constante d’Ollé-Laprune qui avait foi dans la parole : c’est la vérité qui libère et qui unit ! Ou alors, si l’on n’a pas le courage de la proposer comme une condition de vie, de progrès et de paix, c’est le dépérissement, la discorde et la ruine qui nous menacent inévitablement.

Les hommes et les peuples ne vivent pas sans participer aux vérités supérieures vis-à-vis desquelles il n’est ni raisonnable, ni possible d’affecter l’ignorance où la neutralité, comme si ce qui est, — ce qui EST par excellence, — n’était pas. Plus que jamais aujourd’hui il est urgent de comprendre le réalisme intégral de la connaissance qui, même et surtout dans l’ordre des biens spirituels, a un caractère rationnel, communicable, social, vital : faute de cette communion supérieure des intelligences, il n’y a point de coopération durable et féconde entre les hommes ou les peuples, point de vraie société des hommes ni de Société des Nations. Mais plus que jamais aussi il est urgent de chercher les sources de cette paix intellectuelle et de cet ordre public et international, je ne dis pas seulement au-dessus des intérêts économiques ou politiques, mais ailleurs encore qu’en une idéologie sèche, sans intériorité spirituelle, sans respect des diversités légitimes et des délicatesses de la conscience, sans plasticité ni adaptations aux nouveautés nées de la vie même. En poursuivant avec toute sa raison et tout son cœur cet équilibre de la liberté et de la discipline, en attirant notre attention vigilante sur la responsabilité de tous devant les erreurs coupables et le mal social, Léon Ollé-Laprune mérite d’être consulté toujours comme l’un des meilleurs témoins de la pensée philosophique et chrétienne, autant qu’il est digne de devenir l’un des initiateurs des générations montantes.

NOTES  

1J’emploie ici des notes anciennes que j’avais rédigées pour fixer le souvenir de ces entretiens vers 1891.

2Du livre intitulé La Philosophie et le Temps présent, qui est sans doute l’œuvre techniquement la plus substantielle et la plus originale du maître, F. Rauh avait rendu compte sur ma demande, et avec les intentions les plus élogieuses pour celui dont il restait l’élève très reconnaissant. Son article, paru dans la Revue bleue du 5 mars 1892, concluait en ces termes : « Nous rangerions volontiers Ollé parmi ceux qui nous donnent des vérités essentielles le sentiment vif et profond plus que l’intelligence technique. Nous le mettrions au premier rang parmi ceux qui, comme M. Vinet par exemple, ont exprimé les croyances vitales et dont la place est marquée à côté, peut-être au-dessus, des dialecticiens de la pensée, puisque comprendre, dans cet ordre, c’est aimer. Il a donné des émotions philosophiques exquises et profondes, » Dans une lettre du 10 mars 1892, Ollé-Laprune m’avait marqué sa surprise et sa peine de se voir rangé, en somme, parmi les purs moralistes qui n’ont pas payé, pour entrer dans la philosophie, le péage de la critique transcendentale.