La recherche des questions pressantes

LA RECHERCHE DES QUESTIONS PRESSANTES


Ce discours fut prononcé par M. Ollé-Laprune, à la distribution des prix du Collège Stanislas, le 1er août 1893.


Ma première parole sera pour saluer la Maison dont j’ai l’honneur et la joie d’être l’hôte en ce jour de fête.

Élèves du Collège Stanislas, vous avez un drapeau : je salua votre drapeau. J’aime votre devise : Français sans peur, Chrétien sans reproche. J’aime votre blason : un chevalier armé, un livre, une croix. Vous avez un passé : je salue votre passé. De ce Collège, comme d’une nation ou d’une famille, il est vrai de dire que c’est une société de morts immortels non moins que de vivants. Salut aux disparus ! Leur invisible présence anime cette Maison. L’abbé de Lagarde s’asseyait à la place où vous êtes, Monsieur le Directeur (Note 1 : M. L’abbé Prudham), et c’est votre honneur d’être l’héritier de son esprit comme de sa fonction. Plus anciennement, pour ne rappeler que le nom le plus grand, à cette même place s’était assis le P. Gratry. Ici où je suis moi-même parurent Caro, Camille Rousset, mes chers et illustres maîtres, anciens élèves du Collège. Ils y avaient ou pour professeur de rhétorique Ozanam. Quel cortège de beaux noms ! et quelle force dans ces souvenirs. Ce n’est pas seulement une histoire noble, c’est une tradition puissante.

Le présent répond au passé. Je me félicite d’avoir appris cette année, par expérience, ce que sont les Religieux qui président à votre éducation. Remercier est, en certains cas, la meilleure façon de louer. Je les remercie donc, et en particulier votre éminent Directeur, à qui j’adresse un autre remerciement encore, puisqu’il m’a désigné pour la présidence de cette fête. Et vos professeurs ! Comme j’ai plaisir à pénétrer dans les rangs de cette élite pour y retrouver (les camarades d’École Normale, des élèves, des amis, pour saluer, en silence, mathématiciens consommés, penseurs austères, poète délicat, fins lettrés, habile historien des choses de l’art, généreux promoteur d’action morale, enfin pour féliciter, tout haut (Note 2 : M. Doumic), l’ingénieux écrivain que vous venez d’applaudir !

Jeunes élèves, il me reste à vous dire à vous aussi :

Salut !

Salut aux vainqueurs d’hier ! Avec le Prix d’honneur de Rhétorique et quarante-neuf nominations, ils ont bien soutenu la vieille renommée du Collège Stanislas.

Salut à vous tous ! Et je donne au mot sa signification première : je vous souhaite la santé. J’y ajoute la joie. Dans la langue française et dans la langue latine, on dit à ceux que l’on salue qu’on veut qu’ils soient en santé. Dans la langue grecque, on leur dit qu’on veut qu’ils se réjouissent. C’est bien là ce que je veux pour vous. Et pourquoi vous souhaiter ainsi, avec la santé, l’allégresse ? Ah ! Pourquoi ? Parce que précisément la vie est sérieuse, et le temps où vous vivez, très particulièrement grave. Pour la tâche qui vous attend, un organisme défait, des nerfs surexcités, surtout une tète et un cœur malades ne valent rien. Soyez bien portants, et dans le corps et dans l’âme, c’est-à-dire capables, dans l’âme et dans le corps, de tenir debout et d’avoir de l’élan. Que je les plains, ces jeunes, impuissants à soutenir le poids de leur être, rebutés de vivre avant d’avoir vécu, tristes sans en avoir le droit, prêts à tout regarder, à tout comprendre, à jouir de tout, même des larmes d’autrui et des leurs propres peut-être, ambitieux seulement de ne rien faire, parce que pour faire quelque chose il faudrait croire que cela en vaut la peine, et peiner en effet ! Vous ne serez pas de ces attristés, qui sont des lâches.

Que nous le voulions ou non, les questions pressantes sont là, qui nous prennent à la gorge. Éviterons-nous de les voir, et d’en sentir la pointe ? Voici celle que l’on nomme la question sociale. N’est-elle que dans les livres ? Elle est dans nos cités et dans nos champs, dans les Parlements et dans les ateliers, dans tous les esprits, dans toutes les âmes. Mais ne voudrons-nous la remarquer que si elle atteint nos intérêts ? Il me semble que vous surtout, avec votre éducation, avec votre savoir, vous voudrez l’étudier pour en procurer, pour en préparer du moins la solution. C’est une des questions que le siècle prochain doit illuminer d’un jour nouveau. Entre autres indices, avez-vous observé comme les plaies sociales, que les Saints presque seuls savaient voir et toucher, attirent aujourd’hui l’attention publique, et comment des hommes bien nés, riches, fortunés s’étonnent et se scandalisent de leur heureuse condition autant et plus peut-être que bien des misérables de leur misère même? Quiconque pense et peut quelque chose doit travailler à diminuer le mal social. Mais pour cela il faut plus que des phrases, ou même de bons sentiments et de louables intentions. Il y faut de longues et patientes études, parce qu’il y faut des lumières certaines. Les vieux freins sont usés, usés, ce semble, les vieux remèdes, usées les vieilles idées. A vous, jeunes gens, de préparer un ordre nouveau ; à vous d’abandonner résolument ce qui a fait son temps pour garder, mieux que jamais, ce qui, étant éternel, ou ayant sa raison dans l’éternel, doit demeurer toujours.

Oserai-je le dire ? En entrant dans la vie, soyez des mécontents, car les satisfaits ne font rien de grand jamais ni nulle part. Faire, en ce pauvre monde, c’est le plus souvent refaire, et l’on ne refait que ce qui ne contente point. Mais entendez toute ma pensée. Mécontents de ce qui est mauvais, et soucieux de contribuer à la réforme sociale avec la conviction qu’il faut d’ailleurs commencer toute réforme par soi-même, vous ne serez mécontents ni de votre tâche ni de la Providence. Vous vous direz que si, grâces à Dieu, vous vivez dans un temps où moins que jamais il n’est permis ni même possible de ne rien faire, c’est votre spécial honneur, à vous, dans la condition où vous êtes placés, de vous appliquer à bien comprendre ce temps et à faire l’œuvre qui lui est dévolue. Vous vous direz aussi que, dans ce monde où abonde le mal, c’est pourtant le bien, à vrai dire, qui surabonde, et c’est à nous du profiter des trésors que la nature, que la science, que la raison, que l’expérience de la vie, que la tradition bien comprise, que la religion nous offrent sans cesse. Il y a une clairvoyance qui, allant droit au vice des choses, le note, et trouve que cela suffit : clairvoyance méprisante, qui dégoûte et dispense d’agir. Ce ne sera pas la vôtre. Vous aurez la clairvoyance de la bonté, celle qui, avec la vue poignante du mal, sait apercevoir le reste non encore entamé, le débris encore subsistant, et le remède possible, et l’espoir, et la ressource, la ressource dans les réserves de l’humaine nature, surtout dans les réserves de Dieu car enfin, comme disait le P. Gratry, c’est « une fondamentale vérité que, lorsqu’il n’y a plus rien, il y a Dieu » (Note 3 : Commentaire sur l’Evangile selon saint Matthieu, ch. vi)

Une autre question pressante, c’est la question intellectuelle, morale, religieuse. Ne vous plaignez pas d’arriver au milieu d’un conflit aigu, alors que des puissances ennemies se disputent les âmes, et que les notions se brouillant, les passions s’irritant, la lutte descend des régions intellectuelles pour gagner la sphère sociale et y troubler les relations des hommes entre eux. Ici encore ce sera votre tâche et votre honneur de comprendre la question qui agite, qui tourmente votre temps, et de contribuer à la résoudre. La seule existence de cette Maison et sa forme propre ne vous apprennent-elles pas chaque jour que ce que l’ignorance ou la passion séparent et opposent se tient au fond et s’accorde, et que c’est avec toutes les forces de l’homme et de bien, viribus unitis, qu’il faut vivre ? Vous travaillerez à en convaincre les autres. Et vous vous mettrez à l’œuvre, sentant et voyant que aujourd’hui surtout pour conserver il faut agir. Ni les droits ni les principes ne se conservent à la façon des chefs-d’œuvre dans un musée. Les musées sont des nécropoles ; nos sociétés sont des cités vivantes. Vouloir n’être qu’un fidèle gardien, c’est tout perdre. Il faut du mouvement, de l’action. Il faut combattre le mal et l’erreur, et concilier le nouveau et l’ancien, et tout pacifier dans la lumière et dans l’embrassement de l’éternelle vérité et de l’éternel amour. Il faut conquérir les sciences et conquérir les notions morales et religieuses par un labeur incessant qui les fasse entrer en nous et nous en fasse vivre ; il faut conquérir, par une étude infatigable, la solution des questions qui nous préoccupent et nous passionnent ; il faut conquérir les esprits, les âmes, les hommes et les choses, la société, les institutions par une action douce et forte qui établisse partout l’empire de la vérité et du bien. Vous devrez être des conquérants parce que voudrez être des pacifiques.

La crise contemporaine se dénouera, je l’espère, au profit de la vérité et du genre humain, et le prochain siècle fera la paix, pour de longues années, souhaitons-le, dans toutes les régions où souffle aujourd’hui le vent de la guerre. Courage donc ! Préparez-vous être des hommes de paix. Mais comment ? Allez-vous assoupir les questions? Non pas, vous les tiendrez toutes vives sous vos yeux et sous les yeux des autres.

Allez-vous éviter tout heurt entre les intérêts ou les pensées, et mettre des coussins ou des tampons partout ? Non pas, mais plutôt vous regarderez en face et les choses qui divisent les hommes et les hommes que ces choses divisent. La paix se fera par la lumière et par la franchise. Hommes de paix, vous aurez donc une attitude hardie, et non pas incertaine, très droite, et non pas courbée ou fuyante. Vous aurez dans le jugement cette netteté qui est le courage de l’esprit. Vous saurez ce que vous voulez et ce que vous ne voulez pas ; vous saurez à quoi et à qui dire non, à quoi et a qui dure oui. Empressés à accueillir les incomplets, vous maintiendrez que le vrai remède n’est que dans la vérité complète. Vous ne diminuerez donc jamais la vérité comme jamais vous ne diminuerez en vous la dignité du caractère ni l’honneur de la vie. La paix est à ce prix. Puisqu’elle est ordre et union, et au fond amour, ou du moins fruit de l’amour, elle demande, comme l’amour même, que ce qu’elle rapproche, soit quelque chose, et soit quelqu’un. Si celui qui aime n’était qu’un fantôme d’être, que donnerait-il, n’étant rien, en se donnant soi-même ? et si celui qu’on aime n’est, à son tour, qu’un semblant d’être, que peut-on aimer en lui ? Je le sais, l’amour, quand il est pitié, quand il est bonté, va vers ce qui n’est pas : mais cette condescendance a pour objet de le faire être ; et si vous aimez ce rien, c’est pour en faire quelque chose, de même que la Bonté créatrice et souveraine a aimé le néant pour lui donner l’être. En sorte qu’il demeure certain que l’amour suppose la parfaite distinction dans l’union parfaite. Et de là je conclus que la paix par effacement des idées ou par annihilation des personnes, si c’était possible, ou du moins par oubli de ce qui les sépare, n’est point une vraie paix. C’est plutôt en allant jusqu’à la cime de toutes vos pensées, et, dans vos rapports avec les personnes, jusqu’au bout et au haut d’autrui et de vous-mêmes, à force d’idées précises et justes, à force de sincérité et de franchise, que, voulant la paix, vous la ferez, et que, vraiment pacifiques, vous posséderez la terre.

J’ai paru ne parler qu’aux plus grands d’entre vous à ceux qui vont nous quitter ; et n’est-il pas naturel qu’en ce dernier jour de l’année scolaire la pensée se porte surtout vers ceux qui demain entreront dans la vie ? Mais, en leur parlant, c’est à tous que je parlais, puisque «le collège est la préface de la vie », comme on vous le disait si bien tout à l’heure, et que vous, les plus jeunes, vous vous préparez justement à jouer le rôle que demain joueront vos aînés. Que ce noble but entrevu vous anime dans les exercices scolaires dont vous ne voyez pas toujours la portée, mais qui servent à faire de vous les hommes de l’avenir.

Peut-être aussi vous êtes-vous dit, en m’écoutant, que ce trop long discours ne regarde que ceux à qui une situation favorisée rendra possible une action considérable dans le monde. Détrompez-vous. « Nous ne disons rien en chaire qui soit indifférent. » Ce que M. Doumic affirmait avec tant de raison du professeur, est vrai partout : nul, en ce temps surtout, ne fait rien d’indifférent. Vous souvient-il, Messieurs, d’une admirable page du P. Gratry (Note 4 : Commentaire sur l’Évangile selon saint Matthieu, ch. ix) (vous ne me reprocherez pas de le citer encore) :

« Cet ouvrier qui travaillait le fer, et qui était regardé par les anges au moment où, forgeant une barre, il pensait en lui-même à la forger solide, travaillant avec joie pour les frères inconnus qui devaient s’en servir… »

« Et voici que les anges le virent s’arrêter tout à coup, et puis, aussi fier et habile que scrupuleux et juste, recommencer son travail en se disant : « Œuvre mal faite peut entraîner mort d’homme. »

La barre avait une paille, et l’homme la rétablit plus solide que les autres ; et les anges virent, qu’employée par les architectes, elle entra dans la charpente d’un pont, et ils virent, peu de jours après, le pont toucher à sa rupture, mais ne pas rompre ; et leurs yeux pénétrants aperçurent clairement que la barre, si elle n’avait pas été refaite, aurait cédé et entraîné le tout, et six cents hommes étaient écrasés et noyés.

Et l’homme ne sut jamais qu’entre ses mains « œuvre bien faite » avait sauvé la vie à six cents hommes. Mais les anges le lui dirent, lorsque, après sa généreuse vie, pendant que ses enfants pleuraient et l’ensevelissaient, ils le reçurent au Ciel. »

Jeunes élèves, quelque rôle que vous ayez à remplir dans le monde, travaillant obscurément pour des frères inconnus ou occupant quelque grand emploi où l’influence exercée soit visible, vous vous souviendrez que toujours «œuvre bien faite » est œuvre de salut. La France, et avec elle tout ce dont la France a le souci et comme la garde, la vérité, la justice, la religion comptent sur vous : vous ne faillirez point à votre tâche, et, laissant à d’autres le souci de vous mettre à l’honneur, vous saurez toujours être à la peine, pour la patrie et pour Dieu.

SOURCE

Léon Ollé-Laprune, La vitalité chrétienne (Préface de Georges Goyau), Perrin, Paris, 1901, 342p. à 198 - 206.