Deuxième partie: Les années d'apprentissage

A la recherche de son secret : Les années d’apprentissage et la prise de possession des vues directrices et des règles salutaires

Le secret dont nous avons à parler maintenant n’est point seulement à découvrir par nous et pour nous-mêmes : il a été d’abord à chercher et à trouver par Ollé-Laprune. Nous ne pourrons le comprendre qu’en voyant à notre tour combien les plus claires apparences sont parfois trompeuses, quels obstacles étaient à surmonter, quel apprentissage complexe a été nécessaire, quels ingrédients multiples sont à recueillir et à organiser pour que la méthode et la doctrine de notre Maître ait pu se former et devienne accessible ou bienfaisante pour nous-mêmes.

C’était donc pour lui-même qu’il avait eu besoin d’une lente réforme intellectuelle et d’une éducation renouvelée, afin de se dégager d’une science livresque et d’adapter les vivantes vérités, dont une tradition plus profonde le mettait en possession, aux exigences de son âme et aux besoins spirituels de ses contemporains. Il avait le vif sentiment que les formes routinières d’un spiritualisme desséché, non seulement ne suffisaient plus à nourrir les esprits mais qu’elles devenaient capables « de les dégoûter » selon une forte expression d’un de ses cours à l’Ecole Normale.

Si donc il m’est permis de faire un aveu qui ne m’est point simplement personnel et dont j’ai recueilli plus d’une fois l’écho, le genre de philosophie auquel était laborieusement parvenu ce Maître, qui tranchait avec presque tous ses collègues, semblait trop peu philosophique à ceux qui n’avaient pas puisé aux sources où il s’abreuvait, alors cependant que le simplisme dont on lui faisait reproche impliquait une précision technique dont nous aurons justement à décrire les éléments complexes et l’unité savamment acquise.

C’est ainsi que plus on pénétrait dans son intimité, plus on découvrait qu’il y avait, en lui, beaucoup à découvrir ; et plus aujourd’hui, craignant de laisser perdre cette richesse inaperçue, j’ose déclarer à plusieurs de ceux qui ont cru peut-être le connaître assez et le juger avec une alerte sévérité : « Non, ni l’homme, ni le philosophe ne sont seulement en lui ce que peut-être ils vous ont paru. C’est le propre des âmes vivantes et des doctrines initiatrices de renfermer en elles une fécondité qu’on ne tarit jamais. »

Est-ce donc qu’il y avait en Ollé-Laprune des replis de conscience ou des dessous obscurs ? Nullement ; et ce mystère de sa vie ou de sa pensée naît même d’une cause toute contraire. S’il a lui-même, avec une prestigieuse habileté, réussi à retrouver dans la vie si tourmentée et si contredite de Vacherot[1] la secrète unité dont elle s’est inspirée partout, en revanche dans la sienne, où la continuité est si visible, il semble que la richesse des aspects et la diversité des nuances opposées qui se fondent dans une impression de pure lumière sans couleur, défient l’analyse. Car en lui le principe de l’accord échappait si l’on ne voyait en même temps la raison de la complexité. Là est l’énigme, que la plupart n’ont pas soupçonnée ; et beaucoup sont restés injustes, les uns parce qu’ils ont vu seulement la surface tout unie sans deviner le mérite de cette simplicité savante qui n’étonnait en rien, mais qui n’en était que plus merveilleuse, les autres parce qu’ils n’ont été frappés que d’un des aspects du solide chef-d’œuvre qu’était ce vrai philosophe, sans comprendre qu’il pût offrir tant de faces également sculptées et lumineuses.

Il a donc eu à se chercher lui-même dans l’ordre théorique, pour rejoindre et ériger en doctrine ce qu’il avait possédé et trouvé dans l’ordre des certitudes vitales. Il est remarquable en effet que, malgré le précoce éveil de sa pensée et malgré l’élégante rapidité de sa plume, il ait différé jusqu’à 42 ans la thèse de doctorat où il exposait l’idée foncière dont toujours et partout il s’est inspiré. C’est qu’avant de composer cette œuvre magistrale il avait éprouvé le besoin d’une enquête historique en même temps que d’une prudente maturation personnelle. Précisément parce qu’il s’écartait des habitudes de l’enseignement universitaire ou même des formes usuelles de la philosophie religieuse, il avait attendu la triple formation que fournissent seulement l’étude des grandes doctrines du passé, la pratique prolongée de l’enseignement au Lycée, à la Faculté, à l’Ecole Normale et surtout la méditation de l’âme assidue dans silence de l’esprit, et disons même, dans la prière au Maître intérieur.

Avant donc d’exposer la doctrine maîtresse qui restera comme son apport propre et original dans l’histoire générale des idées, il est bon d’indiquer rapidement les sources historiques et les méthodes de travail auxquelles il a dû, par un labeur multiple et incessant, l’aliment et l’épanouissement d’une doctrine dont il est juste de lui faire honneur, après qu’elle est devenue le partage et comme la devise de maints esprits. Ce n’est pas en effet seulement dans ses paroles, c’est par son être entier et dans tous ses travaux qu’il a, reprenant un mot jeté en passant par Platon, professé et justifié ce précepte « c’est avec toute son âme qu’il faut aller à la vérité ». Il aimait en effet ces mots des livres saints qu’il lisait assidûment qui facit veritatem venit ad lucem. Intellectus bonus facientibus Deum, non d’ailleurs sans remarquer que son commentaire dépassait peut-être le sens littéral mais pour retrouver une signification plus profonde encore et résumant les suggestions de tout l’esprit chrétien. Les lettres intimes, où il aimait pour certains de ses élèves à commenter les textes liturgiques dont il se nourrissait quotidiennement, portent le témoignage de cette inspiration. Comme Pascal, il avait pour le Psaume 118 une prédilection avouée.

§ 1. L’apprentissage philosophique par l’histoire des grandes doctrines

En choisissant la Morale d’Aristote puis la Philosophie de Malebranche comme sujet d’étude, la première comme sujet de sa thèse latine bientôt traduite en un livre d’une perfection littéraire et d’une pénétration psychologique qui en ont assuré le succès, la seconde comme une tentative de métaphysique chrétienne qui le faisait remonter aux plus hautes sources de la spéculation métaphysique et catholique, Ollé-Laprune avait eu l’intention d’explorer les fondements antiques de la sagesse traditionnelle et les apports de la révélation dans le domaine même d’une philosophie qui tout en restant rationnelle, s’éclaire en même temps de lumières supérieures.

C’était aussi pour lui l’occasion cherchée, et la meilleure qu’il put trouver, d’exercer son sens critique, d’affiner le discernement naturel qu’il possédait des nuances morales et des idées les plus subtiles. Il développait ainsi son sentiment des libertés légitimes, des initiatives nécessaires, des hardiesses désirables lorsque, sans rompre avec la tradition des plus grands esprits il devient nécessaire de manifester et de tendre à combler les lacunes que révèlent les progrès mêmes de la civilisation et une connaissance plus explicite des vérités contenues dans les profondeurs de l’humaine nature ou dans le message évangélique.

On a parfois critiqué cette façon d’écrire l’histoire des idées, cette préoccupation doctrinale qui se mêle à l’exactitude de l’historien. Mais l’auteur répondait avec raison que pour comprendre à fond des doctrines qui ont été affaire d’âme et principe de vie, on s’exposerait à ignorer le principal si l’on se bornait à l’a liaison des concepts, à la forme extérieure des systèmes : s’il est bon de ne point pécher contre l’exactitude érudite et contre l’intelligence dialectique, il est meilleur encore d’aller, au delà de la lettre, au delà de l’organisation même, jusqu’à l’esprit des doctrines, jusqu’à l’âme des pensées. C’est à ce centre de toute vie spirituelle que l’effort intellectuel d’Ollé-Laprune a constamment visé. Ses travaux historiques, quoique ne ressemblant pas à des exposés purement objectifs, n’en ont pas moins une valeur toute positive ; et ils ont en plus une signification grâce à laquelle ils entrent dans l’élaboration de ses propres conclusions, dans l’efficacité de son enseignement le plus émouvant. Qu’on relise les pages où rendant justice à la noblesse déjà admirable de « l’homme de bien » selon Aristote, il note les défaillances, les imperfections, les déceptions mêmes dont le christianisme seul devait affranchir l’idéal divinement humain de la perfection ! Et, en étudiant la critique qu’Ollé-Laprune, dès cette œuvre de début, a faite des multiples déviations de Malebranche, n’admirera-t-on pas l’acuité d’un sens philosophique et chrétien, si précis et si prompt à discerner le fort et le faible du disciple d’Augustin et de Descartes, infidèle sans le vouloir à ses « moniteurs » et même au « Maître », dont son attention pourtant vigilante n’avait pas toujours entendu la véritable voix.

Plus tard, avec d’autres études historiques, comme celles qu’il écrivit sur Jouffroy et sur Vacherot ou dans le brillant tableau qu’il consacra aux gloires de la France chrétienne, en son mouvement intellectuel du XIXe siècle, Ollé-Laprune, en pleine possession de sa pensée, montra que sa méthode d’historien s’éclairait avec un bonheur croissant en s’appliquant aux doctrines les plus pleines de vie et les plus attentives aux inquiétudes contemporaines.

Il est donc temps d’aborder, au delà de ses enquêtes historiques, les plages où sa foi, de plus en plus rayonnante, cherchait ce qu’il appelait le port de la raison et les certitudes salutaires de la pensée fidèle jusqu’au bout à son devoir et à sa destination providentielle.

§ II. La formation personnelle par renseignement

« Toute pensée, a dit Ollé-Laprune, tend à se répandre et à gagner d’autres esprits à la vérité qu’elle doit porter en elle. » Il se sentait né pour l’enseignement. Tout naturellement donc il se donna à la tâche de former des intelligences et des âmes. Mais, en même temps, il sentait que ce travail, salutaire à d’autres, devait être éducateur et bienfaisant pour lui-même, grâce à un échange incessant entre l’élève et le maître. Toujours il s’est rajeuni et comme réformé et reconquis lui-même en voulant agir sur les esprits qui lui étaient confiés. Même pendant la tourmente de l’Année Terrible (1870-1871) qui l’avait privé de sa classe, il éprouvait, parmi les douleurs de la Patrie, une souffrance aiguë en se sentant privé du contact avec ses élèves qui étaient comme nécessaires à la respiration de sa pensée. Qu’on lise les pages où, lors des réformes projetées pour l’enseignement de la philosophie, il a exposé les devoirs du professeur, les exigences et les bienfaits de la culture générale, les précautions nécessaires à la formation philosophique. Aussi bien pour les formes élémentaires que pour les plus hautes initiatives de la spéculation intellectuelle ; on sera frappé à la fois de la prudence scrupuleuse et de la hardiesse confiante avec lesquelles il trace au maître et à l’élève le devoir de rester fidèle aux exigences communes de la conscience comme de servir intrépidement les appels de la science la plus critique et la plus libre.

Lorsque, dès 1892, on avait proposé la suppression partielle de l’enseignement philosophique, il s’était insurgé contre des projets qui auraient été par leurs conséquences contraires aux desseins même de ceux qui les auraient appliqués en croyant rendre service à la science, à la démocratie et à l’humanité. Non pas qu’il méconnut la nécessité d’une adaptation nouvelle des programmes et des méthodes aux conditions si profondément renouvelées de notre société.

Plus que personne, en effet, il s’inquiétait des abus auxquels les réformes projetées prétendaient remédier ; mais, pour échapper au danger d’une formation trop superficiellement littéraire, d’une fantaisie toute subjective et d’une virtuosité vaine, il n’entendait point tomber dans l’excès opposé, ni s’en remettre, comme beaucoup dès lors y semblaient portés, à une division prématurée du travail, à un enseignement spécialisé et « d’un caractère trop technique, nuisible aux futurs spécialistes eux-mêmes » : il dénonçait donc d’avance l’erreur d’une préparation étroitement professionnelle ou scientifique, uniquement chargée d’érudition objective ou de faits positifs. Et si, sans doute, il était d’avis que la « culture générale » fût désormais « donnée d’une manière précise qu’il importe de déterminer ; s’il voulait que l’on « procurât aux élèves une connaissance plus solide, plus approfondie, à la fois plus scientifique et plus familière ou plus pratique des langues », s’il désirait qu’on les « initiât aux méthodes de travail grâce auxquelles on se met à même d’entendre à fond et d’expliquer à fond les textes », s’il réclamait une place plus grande « pour le point de vue historique et critique » en souhaitant que les élèves fussent exercés à «des commentaires de passages choisis dans les plus grands philosophes, anciens ou modernes, en vue de saisir comment telle théorie s’est formée, de discuter les raisons qui l’appuient, de discerner ce qui en subsiste encore, ainsi que les mouvements d’idées qu’elle a suscités », c’était toujours afin de « fortifier les études dites classiques », afin de « constituer des règles pour la direction de l’esprit », afin de « fournir aux maîtres le moyen d’enseigner pratiquement l’art de composer et d’écrire », afin surtout d’apprendre aux jeunes gens comment il faut s’y prendre pour étudier et traiter scientifiquement question psychologique ou logique… ou même sociale ». Or, « dans une formation ainsi conçue, la Philosophie dogmatique comme l’histoire a naturellement sa place ».

Ainsi, Ollé-Laprune, en voyant plus clairement que personne l’écueil où se jetait la fantaisie anarchique d’une jeunesse éprise « d’esthétisme » ou de spéculations toutes subjectives, découvrait avec une égale perspicacité l’écueil opposé qui se cachait sur la route même où l’on cherchait le salut, le mal nouveau, et peut-être pire, dissimulé sous le prétendu remède d’un positivisme, d’un scientisme, d’un utilitarisme qui, au nom des faits, opprime et éteint l’esprit. Combien ce danger, après la Grande-Guerre, qui en nous libérant à demi des méthodes germaniques nous, imposé trop de conceptions anglo-américaines, meure redoutable pour la haute vie de l’esprit el la véritable culture française ! Et combien il est désirable qu’au lieu d’une préparation unique et faussement égalitaire on sache constituer des enseignements diversement techniques et professionnels, mais en les pénétrant tous d’une même inspiration plus haute et d’une culture vraiment libératrice et éducatrice !

III. Comment faire de l’homme entier un instrument de vérité ?

Pour pénétrer et apprécier équitablement la doctrine dont Léon Ollé-Laprune inspira un enseignement qu’il voulait aussi ferme, aussi rationnellement justifié que possible, il importe de noter les traits de son caractère moral, comme aussi les dispositions intellectuelles qui donnaient à sa personne une physionomie vraiment originale. Mais, à son gré, nous déprécierions son œuvre en laissant croire que ses idées maîtresses n’étaient que la traduction, dans l’ordre abstrait, de son tempérament, de ses préférences, de ses expériences ou de ses habitudes personnelles. Toujours il a eu l’intention de conférer une valeur universelle, un caractère obligatoire aux vérités et aux conclusions auxquelles il tendait constamment à conduire les esprits, si loin qu’ils fussent de lui. Néanmoins il est bon, pour élucider et justifier davantage son enseignement doctrinal, de manifester les attaches profondes de sa pensée à sa vie et de sa vie même à des principes spirituels ; ses convictions, en effet, ne procédaient pas seulement d’une confiance en sa propre raison ou en ses propres vérifications expérimentales, mais elles dépendaient d’une adhésion toujours attentive à Celui qu’il appelait avec saint Augustin, le Maître intérieur.

Montrons donc maintenant comment il faisait de tout l’homme qu’il portait en lui un instrument de complète vérité.

« Je voudrais qu’on ne s’aperçût d’aucune qualité que par l’occasion et la rencontre d’en user. » Ce vœu de Pascal, il l’a exaucé. Lui qui souhaitait qu’on ne mît « dans la recherche du simple aucune espèce de complication», et qu’on allât partout et toujours « à la bonne française », mais qui en même temps voulait que « tout fût fait en perfection », il alliait l’extrême aisance qui se joue et qui se produit sans effort au travail constant, opiniâtre, d’une volonté qui conquiert ces dons de nature comme s’ils ne devaient être que le prix du labeur : par là il avait obtenu, il développait sans cesse une admirable maîtrise de soi ; en sorte que tout ce qu’il était, il l’était à la fois comme en s’abandonnant à la libre inspiration d’une grâce innée, et comme en disposant de ses pensées ou de ses actes par une réflexion consciente de ses raisons, par un art sûr de ses moyens. Bien plus, tous ces dons de nature qui, sans perdre leur fleur, avaient fructifié dans les vertus morales de l’homme, se trouvaient pénétrés par une foi et comme transfigurés par une piété qui animaient tout son être. — Perfection esthétique du « sage » et de « l’honnête homme » selon l’idéal d’un Aristote ou d’un Pascal ; — gouvernement de soi par la culture « ascétique » d’une volonté toujours en éveil ; — « vie d’union » paisiblement constante au plus haut des confins de l’âme et de Dieu, il achevait ainsi son labeur de méditatif pratiquant, comme il s’appelait un jour, dans une contemplation habituelle : en cette simplifiante quiétude, le rayon d’une sagesse infuse le pénétrait d’une douceur accueillante à toutes les joies comme à toutes les peines, d’une force prête à toutes les initiatives et à tous les sacrifices. Mais dans cette parfaite unité, il respectait l’intégrité, il affirmait la solidité, il maintenant l’indépendance relative de ces trois ordres, — dons de nature, effort viril, grâce divine, — qu’il n’accordait qu’à la condition d’en ménager en lui le plus complet développement possible. Et jamais il n’a été catholique contre sa raison, ni raisonnable contre son cœur.

Pour des spectateurs étrangers à cette harmonie originelle et à cette savante merveille « d’eurythmie »[2] pour des amis même qui volontiers interprétaient ses jugements ou ses démarches à travers le prisme colorant de leurs partialités, tour à tour peut- être il semblait avoir ou à contraindre son sentiment pour le régler dans les bornes de sa pensée ou à contraindre sa pensée pour l’assujettir à sa foi : non. Il n’a pas connu un seul conflit intérieur, parce qu’il n’a jamais perdu, j’en ai recueilli l’aveu, la virginité du cœur ni celle de l’esprit. Et ainsi, de neige et de flamme, il alliait — je cite encore — « l’humilité et la pureté qui recueillent la vie à la charité qui la répand », et l’enthousiasme au calme profond des grandes eaux.

L’action et, pour tout dire d’un mot, le rayonnement de Léon Ollé-Laprune tenait sans doute à cette intégrité d’âme qui s’épanchait en d’imperceptibles contrastes et comme par le rythme subtil de qualités opposées. Son maintien même révélait je ne sais quel tempérament de réserve et d’effusion, de sérieux et de gaieté, de force et de tendresse. Il n’avait pas seulement maîtrisé son âme, mais le moindre geste avait gardé ou acquis tout son sens expressif.

Tel a pris peut-être pour excès de susceptibilité personnelle ce qui était chez lui soin de la dignité, respect pour la vérité et pour la conscience humaine, dévouement à ce qu’il voulait faire estimer en lui. Il agissait, par raison seule, avec l’ardeur de la passion, toujours au-dessus de sa tâche afin de la mieux faire : condescendance infinie pour les personnes, absolue décision de pensée, il était la douceur même dans l’intransigeance même. Et ne croyez pas non plus que cette pensée si tranchée fût tranchante, impersonnellement fixée, immobile : elle est demeurée, elle est devenue de plus en plus ouverte au mouvement de la vie, autant qu’inébranlable en ses convictions, — sympathique à toute manifestation intellectuelle et sociale où passait un souffle de sincérité généreuse, autant qu’exigeante de la vérité complète, — éprise d’une rigoureuse exactitude, autant qu’ennemie de la précision artificielle et des contours abstraits, — respectueuse du passé, autant que confiante dans les renouvellements de l’avenir, — ne se scandalisant jamais d’un fait, ni d’aucune autorité légitime, mais préférant aux moyens timorés d’une sagesse routinière les hautes inspirations d’un art comme celui de César Franck ou les initiatives d’un apostolat comme celui de Newman, — toujours jeune, avide, docile aux élèves mêmes, attentive à toutes les leçons de si bas qu’elles partent, mais tournée en haut par l’admiration qui était comme l’état de nature de cette âme, par l’admiration qui avait été le sujet d’élection d’un premier discours public à Nice en 1862 et qui, surtout en ce sens moral, reste, mieux qu’au sens d’Aristote et de Descartes, la passion fondamentale du philosophe[3].

Par cette richesse de vie, d’exemples, d’enseignements, Léon Ollé-Laprune a été un maître de probité 1 intellectuelle : « Tout homme qui, choisissant un objet d’étude ; l’étudie à fond, est un bienfaiteur de l’esprit. » Mais ce modèle de droiture et d’investigation, il l’a présenté en un point d’intégrité si continue et si rare que, n’ayant jamais perdu la vérité, il semble cacher comment il l’a trouvée et sans cesse reconquise et approfondie. Que, chez lui, la recherche critique ne se soit jamais séparée de la possession sereine, voilà une force et une maîtrise dont bien peu ont su garder le privilège, dont bien peut savent com- prendre le prix. Dans ce temps si troublé, Ollé-Laprune n’a pas éprouvé le trouble de l’âme : « Je n’ai pu bien parler de la mélancolie, écrivait-il dès sa première année d’Ecole Normale, parce que je ne la connais pas d’original, si ce n’est celle qui naît delà réflexion même sous une forme poétique. » Moins encore il a connu, par expérience personnelle, l’angoisse des âmes dont Pascal approuvait, mais comme un pis-aller, la recherche gémissante. Aucune certitude essentielle n’a manqué jamais ni à sa raison ni à sa vie ; il est demeuré dans l’assurance et la paix, non par défaut de pénétration, mais par abondance de lumière, par vigilance d’attention, par persévérance de générosité ; il a toujours vu, parce qu’il a toujours eu la vérité ; et il l’a toujours eue, parce qu’il en a toujours vécu, parce qu’il l’a toujours faite et pratiquée.

Dira-t-on que c’est une étroitesse de ne pas avoir expérimenté les états les plus divers ? que c’est une infirmité de ne pouvoir en effet tout allier et tout réaliser en un seul exemplaire de la nature d’homme même la plus large et la plus enrichie? qu’on ne peut bien voir sans avoir commencé par fermer les yeux ? qu’on ne gagne pleinement que ce qu’on a ignoré ou perdu? qu’il n’y a sincérité et liberté qu’où il y a risque et lutte ? et que la philosophie est toujours du côté de l’incertitude et de la pénombre ? — Non. Pour recevoir toutes les leçons de la vérité aimée et possédée sans déclin, dans la lumière, il faut ignorer les souffrances et les leçons du doute foncier ; pour conserver toute la limpidité de l’esprit, il est nécessaire de demeurer inaccessible à certains orages de la pensée. L’absence de trouble, quand elle s’allie d’ailleurs à la connaissance des difficultés et à l’effort intense de la méditation, est marque, non de faiblesse, mais de force supérieure ; c’est du temps gagné, c’est de l’énergie épargnée pour aller plus avant, sans recul ni stérile hésitation. La philosophie de Léon Ollé-Laprune, on le montrera bientôt, repose justement sur cette connaissance pleine et vive qui découle de la possession même de la réalité ; qu’on ne méconnaisse donc pas l’originalité et la beauté de la disposition d’âme qui est le principe solide de sa doctrine, et dont il a prouvé qu’elle est normale, qu’elle est essentielle à l’entière valeur métaphysique de la pensée, autant que conforme aux exigences morales de la conscience ; plus qu’un trait de caractère personnel, c’est la vertu suprême du philosophe. Ecoutez-le plutôt lui-même[4] : « Pour penser virilement, il n’est pas nécessaire d’avoir douté. Quand il s’agit de se rendre compte des choses, le doute n’y fait rien, dit excellemment Leibniz. Le doute détruit, dissona ou du moins trouble la chose à voir. Que, pour surmonter le doute, on examine, soit. Mais que, pour examiner, il faille commencer par douter, c’est ce que je nie. » Il pratique et il justifie ce qu’on peut nommer une confiance méthodique et critique.

Objectera-t-on encore qu’il y a là oubli des obscurités ou des insuffisances inévitables de la connaissance, violation des conditions normales de la recherche, impassibilité en présence de la détresse de tant d’esprits ? — Non, et toujours non. Il subsiste, ce semble, ici sur un point capital, une perfide équivoque qu’on ne saurait trop dénoncer, et dont l’exemple le même d’Ollé-Laprune nous doit guérir : on s’imagine à tort que le philosophe, pour affranchir sa réflexion, a d’abord à repousser absolument tous les dons de la spontanéité, comme s’il lui fallait forcément opter entre la négation libératrice et l’adhésion servile, et comme s’il s’agissait uniquement pour lui de se prononcer par oui ou par non sur les affirmations brutes de sa conscience actuelle. Combien différente, et plus délicate, et plus critique, la fonction du philosophe ! Il s’agit, pour lui, de recueillir toutes ces données spontanées de la conscience dans la mesure même où elles sont immédiates ou inévitables, d’en déployer l’immense contenu, d’en pénétrer le sens inépuisable, de les purifier, de connaître autrement et mieux par la réflexion savante, mais non d’autres choses ni de meilleures que par l’inspiration du cœur et les expériences de la vie ; il s’agit de vivifier perpétuellement la conscience par la science et la science même par la croyance, la croyance qui implique, non un doute radical, non une négation préalable, mais un besoin de commenter et d’emplir la connaissance par le double effort de l’analyse et de la pratique. Qu’on cesse donc de se méprendre sur le véritable sens de l’esprit critique et sur la nature même de l’inquiétude sans laquelle, en effet, il n’y a point de philosophie : avoir l’esprit bon et l’appliquer bien, ce n’est, à aucun moment de la recherche, cesser de voir ; loin de là, c’est voir au contraire qu’il y a toujours plus à voir, et mieux à prouver, et davantage à vivre. C’est « chercher la lumière avec la lumière[5]. Et pourquoi faudrait-il, parce qu’on aspire à voir plus clair, commencer par éteindre toute clarté ? »

Il est donc un autre doute, une autre inquiétude, un autre émoi que ceux qui naissent de la perte ou de l’obscurcissement de la vérité, puisqu’ils partent de causes tout opposées ; car, de la raison la plus ferme, on doit dire que, plus elle sait, plus elle souhaite de savoir, « parce qu’on ne connaît jamais assez, jamais assez bien »; car aussi, de l’âme la plus sereine, on doit dire que, plus elle a de lumière, plus elle a de passion pour la répandre, plus elle s’embrase de cette charité clairvoyante qui s’émeut des incertitudes douloureuses et des ténèbres d’autrui.

Mais qu’ils sont rares parmi les philosophes, qu’ils semblent déconcertants à nos contemporains ceux qui n’ont connu que ce doute normal des âmes saines, ce doute qui sort de la crainte même de ne pas croire, de ne pas voir encore assez, du désir d’égaler davantage par l’intelligence, par la volonté, par le prosélytisme, l’ampleur et la fécondité de la vérité ! Aussi, de toutes les énigmes que nous propose une vie si sereine, la plus insoluble pour la plupart de nous c’est sans doute cette sérénité même. Les premières pages qui nous restent d’Ollé-Laprune dans sa correspondance intime sont les plus surprenantes peut-être, à la fois par une précoce maturité et par une jeunesse d’esprit et de cœur qui sont toujours demeurées comme sa parure. En lui la lumière intérieure avait brillé dès l’aube, pour s’élever, sans une ombre, jusqu’au paisible rayon du midi qui, tombant d’aplomb, baigne les faces opposées d’une égale clarté ; au point que, faute de reliefs et de contrastes, les plus solides objets prennent ce caractère d’idéalité qu’évoque le nom, si étrange quand on l’applique à un homme élevé dans un tel milieu et pour un tel rôle, de prédestiné.

La lumière, combien il l’a aimé et suivie ! Je trouve dans ses notes un hymne où il la chante : « Elle est bonne, elle est une force, elle est un guide, elle rend heureux, il fait bon vivre en elle ; elle est harmonie et effusion. » Il goûte ce texte sacré qui compare l’âme juste au psaltérion à dix cordes, ou au jeu du soleil divin dans le prisme du monde moral. Quel œil humain a su discerner en lui l’intime accord des rayons, ou quelle habileté de peintre réussirait à fondre tant de nuances savamment unies pour nous rendre l’impression de cette lumière de plus en plus pure dont les imperceptibles vibrations formaient comme une musique de clarté ?

Notes

[1]Etienne Vacherot avait été le prédécesseur d’Ollé-Laprune à l’Académie des Sciences Morales et Politiques et, dans la notice qui lui a été consacrée par son successeur, sa vie tourmentée, ses discussions avec Gratry, ses thèses paradoxales sur Dieu, que résume le dilemme fameux « Ou bien Dieu est parfait et il n’existe pas, ou bien il existe et il est fini » ont été exposées avec une équité et une fermeté qui font du petit livre publié par Ollé-Laprune, un modèle de justesse et de charité intellectuelle.

[2]Ollé-Laprune aimait la chose, et aussi ce mot platonicien qui servait de titre à un petit livre de son grand ami le cardinal Perraud.

[3]Publié par le Messager de Nice et repris dans le volume de 1924, ce discours du jeune maître de 23 ans s’adresse non pas seulement à ces jeunes Français annexés de la veille pour les attacher par l’admiration à la grande et nouvelle patrie qui saura les comprendre -et les aimer, mais à toutes les jeunes âmes qui auront toujours besoin du viatique de l’admiration.

Quelle méthode d’enseignement et d’éducation, dont on a tant perdu à moins s’inspirer : apprendre à admirer, et par l’admiration aller à la grandeur virile, à la grandeur divine ! Heureux et rare celui de qui la première œuvre est ainsi pleine déjà de la richesse totale et dont la note pure du début retentit dans l’accord de la vie entière jusqu’en sa suprême consommation ! Ollé-Laprune a connu les jours pesants ou sanglants du labeur, de la souffrance et du sacrifice. Quelle douceur de pouvoir cependant présenter comme la vérité dominante et comme la vraie conclusion de cette vie, de cette œuvre, de cette âme, l’épanouissement dans la joie, dans l’admiration et la divine bonté ! En définitive, tout le débat de la philosophie et de la vie se ramène à cette option : le secret de l’être, le mot de l’énigme, est-ce une impersonnelle et impassible vérité ? est-ce une intimité, une tendresse, une charité ? Léon Ollé-Laprune a toujours choisi la meilleure part, la seule vraie.


[4]Théodore Jouffroy, 1 vol. in-16 de xii-234 pages, Paris Perrin, 1899. Cf. p. 208. On voit aisément l’importance capitale de ces idées. C’est la reprise en sous-oeuvre de tout l’édifice philosophique, une élimination radicale de la méthode en somme idéologique et artificielle de Descartes. Si méconnaître des exigences légitimes de l’esprit Léon Ollé-Laprune repousse l’attitude cartésienne, grâce à un discernement plus exact des données et des du problème philosophique. Il garde la santé et la sécurité intellectuelles.

[5]Ollé-Laprune aimait cette belle image empruntée à l’hymne de l’Epiphanie : Lumen requirunt lumine.