Première partie - Origine familiale. Vocation philosophique

Origine familiale. Vocation philosophique

Né le 25 juillet 1839, à Paris, où, à quelques années près, il a passé toute sa vie sans cesser de rester fidèle au Béarn qui lui était cher, Léon Ollé-Laprune a pu faire au foyer paternel l’apprentissage des vertus du cœur et de l’esprit.

Dans les lettres d’écolier que, du Lycée ou de l’Ecole Normale, Léon Ollé-Laprune adressait à ses parents, respire une tendresse charmante et, j’oserai le dire, puisqu’on a bien voulu m’en permettre la lecture, une sollicitude d’apôtre à l’égard de tous ceux qu’il aimait. Mais je ne puis révéler le détail de ses exquises prévenances. Lui qui, jusqu’à son dernier jour, a rédigé chaque soir des carnets où il entrait dans un minutieux examen de l’emploi du temps, il avait horreur de livrer à qui que ce soit le secret de sa vie intérieure ou de son intimité familiale. Je dois donc laisser ignorer beaucoup des richesses de cette âme qui ne voulait manifester au dehors que des vérités d’une valeur universelle, sans jamais réclamer pour lui-même le bénéfice d’une supériorité personnelle.

Le rayonnement précoce de sa grâce et de ses dons naturels a toujours frappé ceux qui l’approchaient ; mais cette facilité brillante a caché dès l’abord, plus qu’elle ne manifestait, les ressources d’une intelligence déliée, le labeur tenace, le besoin de l’effort continu vers la perfection. A mesure que le de cette heureuse nature se transfigurait en une plus complète maîtrise de soi, la difficulté a semblé croître de discerner ce qu’il y avait d’inné ou d’acquis en ce charme captivant. Mais, renonçons à faire ce discernement pour nous laisser encore conquérir par l’enfant, par l’adolescent, par l’homme qui fut toujours entouré d’une affection et d’une admiration exceptionnelles.

Faisons donc ici d’abord comme s’il n’y avait rien de plus aisé, que d’offrir en spectacle ce caractère droit et ouvert, cette âme épanouie comme le sourire qui illuminait le fin visage, cette pensée limpide comme le style abondant où elle se répandait, pour se donner plus libéralement, toute cette élégante et expressive personne où la distinction suprême du geste et de la parole ne servait qu’à mieux peindre les nuances de la sincérité intérieure et qu’à accueillir avec une grâce plus souple tous les genres d’hospitalité qui lui étaient demandés.

Dès ses premières années, entouré, à Suresnes ou à Paris, d’une famille et d’amis dont il a dit qu’ils « ont été un des grands bienfaits de Dieu » à son égard, nous l’imaginons aisément, cet enfant aux épais cheveux ondoyants, paré de cette douceur aimante qui attire l’affection et le succès, de cette « assiduité charmante » dont témoignent ses premiers condisciples. « C’est l’élève le plus complet et le mieux équilibré que le Lycée ait formé », écrit le proviseur du Lycée Bonaparte (Condorcet), où il a fait toute ses études : et les palmarès du Concours Général en gardent la preuve. Entré premier à l’Ecole Normale en 1858, sorti premier, il est, en 1861, reçu premier à l’agrégation des Lettres, en attendant qu’en 1864 il prenne part, pour l’agrégation de Philosophie rétablie depuis quelques mois[1], à l’un de ces concours fameux où se rencontrèrent des candidats qui étaient des maitres déjà, des concurrents privés depuis onze ans de ces joutes publiques de la pensée : Ollé-Laprune y disputa le premier rang jusqu’à la fin des épreuves ; et comme le jury songeait à établir un ex aequo, M. Caro, de son propre mouvement et sans consulter son élève, déclara : « Nous n’en voulons pas! » Et son élève fut classé second.

Lui-même, dans le livre du Centenaire de l’Ecole Normale où il retrace l’enseignement de Caro à la rue d’Ulm, nous rappelle comment, il lui fit sa déclaration d’amour et de fidélité : « A l’issue d’une des premières conférences de Caro, de la première peut-être, aux élèves nouvellement entrés, le chef de section, très timide pourtant, arrêtait au seuil de la salle le professeur et lui disait avec émotion : Je serai philosophe. » La philosophie, que l’écolier dans ses classes avait aimée quoiqu’il ne l’eût aperçue qu’au travers d’un enseignement médiocre, venait d’apparaitre au normalien avec une beauté décisive. Ce que Caro avait dit ce premier jour, il ne s’en souvient plus : mais d’un certain accent qui lui avait paru celui de l’âme, l’impression lui est restée profonde, vive. Caro, animé pour la vérité d’un sérieux et courageux amour, et bon pour les jeunes ; Caro mettant au service de la vérité toutes les séductions d’un beau talent, et capable d’armer les jeunes pour les nobles combats des idées : voilà ce qu’il avait entrevu et ce qui l’avait conquis. Jusque-là il hésitait encore la philosophie et l’histoire : maintenant la philosophie emportait ses préférences, et il éprouvait in besoin de dire sans retard à Caro qu’il se donnait à elle. »

Mais cette page, qui évoque l’image de Xénophon ou de Platon, ne nous laisse point deviner la lente et sérieuse préparation de ce qui y apparaît comme un coup de foudre. Et s’il est vrai qu’on y entende comme l’accent de ces Grecs dont il possédait la langue et l’esprit, on y surprend aussi l’inspiration plus haute qui a décidé de sa vocation. Ce n’est pas sans d’intimes combats, sans de délicates précautions, sans de multiples et nobles raisons, que le chef de la promotion de 1858 a choisi, malgré les conseils discrets et l’intérêt affectueux de ses Directeurs, des études qui étaient alors « très mal vues »[2]. Rien de plus attrayant et de plus instructif que le récit conservé de ses perplexités, de ses défiances contre lui-même, de ses diplomaties respectueuses et fermes, pour opérer ce qu’alors il fallait bien appeler avec lui « une petite révolution ».

Il s’en était d’abord secrètement entretenu avec Caro comme « d’un complot pour relever le drapeau de la Philosophie à l’Ecole ». Puis, pour ne rien faire qu’au grand jour et par un besoin de cœur comme de sincérité, il avait voulu aller s’en ouvrir à ses chefs. Le brouillon est conservé de l’entretien qu’il se préparait à avoir ; et, pour annoncer avec déférence et fermeté l’étonnante nouvelle, « la détermination qu’il se sentait porté à prendre », chaque mot était mûrement pesé avec ce tact exquis dont il ne se départira jamais, parce que, dans ce qui nous paraît aujourd’hui si simple, il s’agissait, on peut presque le dire, d’une affaire d’Etat. « S’il y a quelque sacrifice à faire, si c’est un dévouement de toute la vie, si ma position doit en souffrir, cela même m’attire. Prendre une résolution généreuse, consacrer à de nobles études et en même temps négligées, méprisées même, leur consacrer ce que j’ai de force et de jeunesse, ah ! cela me paraît bon. » Ainsi, comme un germe de fécondité, l’esprit de sacrifice est au principe même de sa vie philosophique[3] ; et c’est ce dessein tout impersonnel de marquer avec éclat, avec risque, l’importance de ces études disgraciées qui l’encourageait à affronter le grand rôle dont s’alarmait sa modestie et à frayer la voie coûte que coûte à la restitution d’une liberté enchaînée. Et comme on ne savait rien refuser à tant de douceur, de modération, de courage, Nisard et Jacquinet, Directeur et sous-Directeur de l’Ecole Normale, consentirent à perdre, pour l’histoire ou les lettres, leur brillant élève, leur élève aimé, leur « enfant », comme ils l’appelaient, en devinant ce qu’il y aurait un jour, dans l’enseignement de ce jeune philosophe, de charme, d’âme et de rayonnement. « Je ne sais encore, lui dit Jacquinet, ce que vous pourrez être comme logicien ou comme métaphysicien ; mais je connais l’homme moral ; et vous vous acquitterez bien de cette formation plus relevée de l’esprit et du caractère, parce que vous vous y donnerez avec conscience et avec tendresse. Oui, avec tendresse : il y faut mettre son cœur. » Mot délicat et profond qui honore à la fois celui qui l’a dit et celui qui l’inspirait.

En 1861, Nice où il répand la première flamme de son prosélytisme sur ses élèves ou ses collègues, et où, dès le début de l’annexion, il participe à l’inauguration de cours d’adultes ; en 1864, Douai où, deux fois par semaine, il organise chez lui des conférences de métaphysique, et où, aux heures de liberté que lui laisse un double cours au Lycée et à la Faculté, il s’enferme dans une chère et féconde intimité avec Malebranche ; en 1868, Versailles ; en 1871, Paris, avec le lycée Henry IV ; puis, en 1875, l’Ecole Normale Supérieure, marquent les étapes d’une carrière où la rapidité continue et toute naturelle de la marche s’éclaire à l’éclat d’un enseignement très vivant et très aimé, comme aux premiers rayons d’une réputation naissante d’écrivain et de philosophe. L’Académie des Sciences morales et politiques avait couronné en 1869 sa belle étude sur Malebranche[4].

Au printemps donc de 1872, cette vie s’épanouit dans un amour doux et vif et profond qui répand sur elle un charme délicieux dont ceux-là seuls peuvent deviner le prix et la beauté qui l’ont vu croître chaque jour. De cet amour allumé au foyer d’un homme de grand cœur et de grand talent, Saint-René-Taillandier, on ne peut parler qu’en empruntant à Léon Ollé-Laprune lui-même ces touchantes paroles dont seule la secrète expérience de son propre cœur pouvait inspirer l’accent pénétrant : « Partager son or et sa vie, d’ordinaire, c’est là une locution banale ; ici c’est vrai d’une vérité complète et toute vive. Affection, goûts, enthousiasmes, indignations, préoccupations, bonheurs ou peines et soucis, idées et travaux même, tout devait être commun, et cela devait durer... vingt-six ans, et cela dure encore ! Celle qui lui a survécu ne vécut que de lui ; l’on s’adressait à elle comme on se serait adressé à lui : ayant tous les deux voulu, et j’allais dire fait les mêmes choses, elle, pourtant toujours vraiment femme, et discrète, et comme voilée, personne ne les sépare. La mort même les a éloignés l’un de l’autre pour un temps, elle ne les a pas détachés. Lorsqu’en s’aimant on aime ensemble ce qui ne passe pas, l’affection non plus ne passe pas : Dieu garde éternellement ce qu’il consacre. » Et quel père, pour ces deux enfants qui n’avaient qu’un même esprit et un même cœur avec celui dont l’incomparable affection, au moment où sa présence visible allait leur manquer, leur jetait ce cri comme l’hymne du bonheur passé, de l’union infrangible et de la tendresse immortelle : « Oh ! ces quatre ! »

C’était une de ses maximes préférées que le bien aime à se répandre. Bonum est diffusivum sui. De la source vive de ses affections et de son bonheur s’épanchaient libéralement d’inépuisables témoignages de bonté où il se mettait diversement, mais toujours en s’y donnant lui-même. Ce qu’il dit de Gratry, il faut le répéter de lui-même : « Plus il participe à la vraie vie, plus il brûle d’en faire part aux autres. Tout chez lui va à l’action et à l’action sociale. » Et sans rien perdre de ses réserves singulières ni de son discernement judicieux ni de sa précision secourable, sa sympathie, disons mieux, sa charité était littéralement universelle.

Notes

[1]Supprimée après le coup d’Etat, en 1852, l’agrégation de Philosophie ne fut rétablie qu’en 1863. A ce premier concours, Jules Lachelier (promotion de 1852) fut classé premier. Au second concours, le premier fut Alfred Fouillée.

[2]Extrait de lettres et notes inédites, ainsi que la plupart des citations qui vont suivre. On sait la longue défiance, la l’hostilité même du gouvernement impérial contre les études philosophiques, considérées comme un ferment de liberté spirituelle et d’indépendance morale. Dans les Lycées et Collèges, la classe de Philosophie était ramenée à la pure « Logique ».

[3]En ses dernières années Léon Ollé-Laprune me confiait la peine et l’inquiétude que lui causait ce qu’il appelait déjà « l’arrivisme » des nouvelles générations qu’il voyait éprises de succès rapide plus que touchées par la ferveur des spéculations désintéressées, même alors que les nouveaux venus n’avaient pas encore certaines excuses dues aux épreuves plus récentes et aux nécessités vitales qui pèsent sur tant de nos contemporains. Mais l’un des exemples et des enseignements les plus précieux que ce Maître nous laisse à méditer et à imiter, c’est bien ce courage, prêt à sacrifier tous les avantages, même les plus nobles, à l’intrépide amour de la vérité, fut-elle crucifiante. Il a en effet répété plus d’une fois que dans l’ordre philosophique il ne se fait rien de grand et de durable sans un esprit d’abnégation personnelle.

[4]La Philosophie de Malebranche, 2 vol. in-8° de xii-552 et 506 pages, Paris, Alcan. Ouvrage couronné par l’Académie des Sciences Morales et Politiques et par l’Académie Française. Ollé-Laprune non seulement s’y montre pénétrant historien et peintre des âmes, mais par ses critiques et ses vues personnelles il ébauche les traits de sa doctrine propre, de sa philosophie chrétienne. Je ne puis énumérer tous les articles qu’en cette période de début il a donnés au journal Le Français, à la revue Le Correspondant. Je signale seulement « La Science et la Foi » dans Le correspondant du 25 juillet 1873. Voir à la fin de ce volume la bibliographie de l’œuvre de Léon Ollé-Laprune.