Clément Besse: Léon Ollé-Laprune

Léon Ollé-Laprune.

Cet article n’est pas une biographie. C’est un examen critique de la philosophie de M. Ollé-Laprune, et de ses applications à la religion et à la vie. Toutefois, nous n’avons voulu rien négliger de ce qui pouvait éclairer les idées de l’éminent philosophe, ravi si prématurément à la France chrétienne. Sa vie tenait tout entière dans ses affections intellectuelles ; mais il apportait dans ses actes la préoccupation de bien agir unie à celle de bien penser.

Nous respecterons ici cette alliance, assez rare parmi les philosophes, et si nous tâchons quelquefois de trouver dans les faits la confirmation ou l’éclaircissement de certains écrits, ce sera pour caractériser plus nettement. cette doctrine, qui est une philosophie d’âme autant qu’un système d’idées.

I.

D’ordinaire, on établissait assez légèrement la parenté philosophique de M. Ollé-Laprune. « C’est un disciple du Père Gratry », disait-on. Et pour avoir prononcé ces trois mots, on se croyait quitte envers l’écrivain, comme on se croyait quitte envers Jules Simon, en le déclarant disciple de Victor Cousin.

Mais ces classifications faciles ne sont jamais complètement justes. M. Ollé-Laprune, il est vrai, a conservé toute sa vie un culte affectueux pour le Père Gratry. Sans avoir vécu dans son intimité1, il avait connu plusieurs de ses amis, ou fils spirituels. Il avait lu ses livres, et il s’était intéressé au développement de ses idées. Ce qu’il avait de commun avec lui, c’étaient sa défiance de tout scepticisme et sa confiance indomptable dans le bien. Mais tandis que le Père Gratry mêlait à cet élan un peu de naïveté — bien respectable sans doute — M. Ollé-Laprune avait plutôt l’espérance inquiète et l’attitude expectante de ceux qui redoutent l’avenir, en le préparant. A tout le moins, il n’échafaudait pas aussi allègrement que le bon Père « l’édifice de lumière et de paix ». L’un avait plus appris de son cœur, l’autre a voulu apprendre davantage de l’expérience, et ce que le premier mettait de son âme dans les choses, le second fit effort toute sa vie pour le faire naître des choses mêmes. « Vouloir la paix, disait-il aux jeunes gens de Stanislas, c’est la faire » et il ajoutait : « Dans ce monde, où abonde le mal, il faut avoir la clairvoyance de la bonté, celle qui sait apercevoir le reste non encore entamé, le débris encore subsistant avec lequel on peut tout réparer »2. — Ainsi il trouve dans le faire moral une garantie de l’idéal qu’on poursuit. Il ne croit pas qu’on puisse avoir de compétence dans les hautes régions de la pensée sans bonne volonté. L’idée, juste et vive de la morale ne nous est donnée qu’autant que nous en possédons, par une expérience intime, la réalité même. Il faut que l’ « assentiment » soit déjà un « consentement » et que le « bon vouloir » fasse pressentir en quelque sorte « l’action morale commencée3 ».

A ce point de vue, M. Ollé-Laprune se rapprocherait plutôt de M. Caro. Lui-même il prend soin de nous en avertir dans sa préface de la Certitude morale. « M. Caro est le premier qui m’ait porté à faire de la certitude morale un examen philosophique »4, et dans un article au Correspondant du 10 janvier 1877, il félicite ce « cher et illustre maître » d’avoir définitivement acclimaté en philosophie cette évidence des choses morales, qui sans doute n’est pas fondée sur la démonstration et n’est pas susceptible de vérification positive indéfinie5, mais qui est certaine néanmoins, qui a son, ordre et son absolu, par où elle force la conviction6. Enfin on trouve des déclarations du même genre dans la préface à La Morale d’Aristote7, et dans cet article du Centenaire de l’École normale que M. Ollé-Laprune a voulu consacrer à M. Caro et à son enseignement à l’École.

Ce sont là, disons-nous, des renseignements utiles et des indications précieuses, et plus d’un sera tenté de conclure que si M. Ollé-Laprune n’est pas exclusivement un disciple du Père Gratry, c’est parce qu’il est en même temps un disciple de M. Caro.

Pourtant nous réserverons encore notre conclusion.

En effet qui ne sait que le disciple, si fidèle soit-il, ne peut pas rester longtemps dans la dépendance du maître, sans, se tracer à. lui-même en quelque sorte une voie d’à côté ? Il se, découvre de bonne heure une vocation différente, très spéciale, et qui aspire à se préciser. — C’est en 1876 que M. Caro publiait ses Problèmes de Morale sociale, et déjà M. Ollé- Laprune nous déclare que ces « choses de l’âme » faisaient depuis longtemps l’objet de ses réflexions assidues.8

Dans ce même article où il accomplit — si pieusement — envers son maître « un acte de reconnaissance intellectuelle9 » il laisse apercevoir des inquiétudes, on pourrait même dire, des critiques. Il ne dissimule pas que la méthode de M. Caro, sinueuse et délicate, se laisse énerver à la longue par la perpétuelle confrontation des doctrines opposées. Il reproche finement à son auteur de ne pas intervenir assez dans le débat des systèmes, et, poussé par la préoccupation très louable de détruire des idées fausses, d’oublier à construire. « Pourquoi faut-il que des scrupules de méthode ou d’art l’engagent à réserver le plus intime de sa pensée ? »10 — On s’en plaint ; car « ses livres ne sont plus de la sorte que des revues critiques des idées contemporaines »11 ; on y cherche en vain des déclarations de doctrine.

Qu’indique ce langage, sinon la résolution, chez celui qui le tient, de suivre une route différente, et de négliger de pareils procédés ?

Ainsi, pourquoi hésiter à le dire ? — Disciple du Père Gratry, disciple de M. Caro, ces mots n’ont aucun sens pour quiconque sait comment se forment les générations actuelles de philosophes. Le temps n’est plus où un, maître influent imprimait une direction à ses élèves, et les marquait tous d’une empreinte commune. Le philosophe moderne n’appartient à personne. L’union des esprits ne se fait en réalité que par l’union des méthodes, richesse collective, à qui tous empruntent et dont ils ont part égale.

En ce sens, M. Ollé-Laprune est d’abord un universitaire et un normalien. Entendez par ces mots les qualités d’exactitude, de labeur curieux, de patiente investigation qui distinguent nos maîtres d’aujourd’hui. Il a compris la culture philosophique comme une chose de conscience. Ce n’est pas par sentimentalité ou par dilettantisme que, jeune agrégé, il s’essayait à « comprendre » et à « interpréter » les systèmes. Il apportait à cette étude le souci scrupuleux du « fait vrai », le goût de l’analyse, la haine de la rhétorique, l’absence voulue de pédantisme. Il cherchait « à voir clair dans ce qui est »12 afin, suivant le cas, d’arracher du chaos des doctrines cette « âme de vérité » qui console de tout. De la méthode de l’éclectisme il retenait ce qu’elle avait eu de salutaire : la sympathie pour la pensée d’autrui ; il en rejetait ce qu’elle avait eu d’éphémère : son credo, étroit et ses vaines prétentions.

C’est de cette façon qu’il étudie Malebranche avec passion, qu’il lit Aristote dans le texte en s’aidant des commentaires allemands de Ramsauer et de Zeller, et plus encore des commentaires anglais de Browne. En 1880, quand il publie sa thèse sur la certitude morale, il témoigne de la connaissance exacte, minutieuse même des théories de Descartes, de Kant et d’Hamilton. Enfin, pendant les vingt années de son enseignement à l’École normale, il ne reste étranger à aucune des préoccupations qui assiègent les esprits, il n’est fermé à aucune des idées qui les sollicitent. S’il combat, il comprend ce qu’il combat. S’il adhère, il sait à quoi il s’engage. Il a toujours une vision nette et définie du point scientifique par où l’on saisit heureusement les questions pour les résoudre.

Comprenons donc que ce serait le diminuer que de ne pas lui reconnaître cette culture quasi universelle, que l’on accorde si volontiers aux universitaires de notre temps. S’il a subi plus qu’un autre les assujettissements de la première heure, c’est qu’il avait l’âme « mécontente »13 et qu’il ’ sentait son insuffisance comme font les humbles. Au reste, il s’en est dégagé assez tôt pour sa gloire. A trente ans, il avait su se créer une matière libre, d’où il devait librement faire sortir une doctrine, qui est sienne.

— Mais la parenté philosophique de M. Ollé-Laprune se présente à nous par un autre côté. Il n’était pas seulement de l’Université, il était de l’Eglise. Ce fut même un des grands catholiques de ce temps. « Ma tâche particulière, écrit-il à un ami, mon rôle propre, c’est de rendre témoignage à la vérité chrétienne dans l’Université »14. A la vérité, il sait qu’il y a un « mur de séparation » entre l’Église et l’Université. Mais il veut lui-même le franchir. Il lui plaît d’être résolument, aux yeux de tous, comme Ozanam l’avait été, un universitaire catholique. « Je suis très attaché à l’École, écrit-il âu même... J’ai conquis, au milieu de cette jeunesse, une autorité et une influence véritables... Cependant je suis un catholique notoire, et un clérical avéré. »

En cela, d’ailleurs, il échappe à un défaut que, malgré leurs qualités, plusieurs philosophes contemporains n’ont pas su éviter. Leur écueil en quelque sorte, c’est leur science même. Dans le tumulte des idées contradictoires qui surgissent de tant d’ouvrages, il n’est pas aisé, en effet, de retenir les « points fixes »15 ; plus facilement on les abandonne. On se détache de toute doctrine par défiance, par embarras de points de vue, par excès de réserve. La philosophie semble livrée à la fantaisie de chacun. Tant d’échecs l’ont découragée. Chacun se fait une tente ; on n’a plus l’ambition de construire pour les siècles à venir16. Ou bien, si l’on a encore le cœur d’essayer- une restauration, pour éviter la routine, on ne la fait d’ordinaire qu’au rebours du bon sens. « Étonner, c’est-à-dire déranger les vieux cadres, déconcerter les attentes, embarrasser les gens sensés… semer l’alarme parmi les meilleurs esprits », voilà l’occupation préférée. « Et c’est une joie subtile de se donner, aux yeux des autres, un brevet d’originalité.17 » M. Ollé-Laprune a également horreur et de l’ataraxie des uns et de l’effronterie des autres. Il est philosophe et chrétien.

Attaché sans défaillir jamais et sans varier à la foi catholique, il ne la met pas à part ou en dehors de sa philosophie. Il juge trop bien qu’elle est bonne pour, penser18. Mais il veut lui construire, au moyen de sa raison, une sorte d’armure de philosophie. Il cherchera dans Aristote, dans saint Augustin, dans Descartes et dans Malebranche des points « d’accord », des idées qui « coïncident », et il en trouvera. S’il fait de l’histoire, il ne craindra pas d’incliner les systèmes anciens eux-mêmes au christianisme. Il dit par exemple dans sa préface à La Morale d’Aristote : « L’auteur a porté dans son appréciation son âme, sa façon moderne, contemporaine de comprendre les questions, enfin son christianisme ». Et plus loin il ajoute : « Est-ce que ces emprunts à une meilleure lumière et à une source plus haute n’apportent pas à la doctrine que j’expose plus de clarté, plus de précision et de vérité ? »

C’est que M. Ollé-Laprune n’a jamais douté. Quelquefois il fait comme Pascal, il a l’air de rechercher la vérité comme s’il ne la connaissait pas ; mais elle est au-dedans de lui-même qui inspire tous ses mouvements, et, aussi cet artifice de méthode qui doit éclairer l’impie.

Car la Religion pour lui est vraiment une « règle et une discipline d’esprit », une ratio mentis. Elle est le « point fixe » par excellence. Grâce à elle, il ne craint pas de se laisser séduire par les brillantes témérités ou par les engageantes promesses des « philosophies séparées ». L’habitude de vivre au milieu de ses adversaires, et de respirer une atmosphère saturée de contradictions ne l’a pas rendu vulnérable. Sa foi, active et silencieuse ouvrière, resserre intérieurement la trame de ses idées, et garde intactes toutes ses certitudes. Il n’a pas besoin, comme beaucoup d’autres, de « recueillir sa conscience errante à travers les systèmes et les livres. »19 II se possède et il se sait.

Aussi n’admettait-il pas les compromis. Même il redoutait pour sa réputation de chrétien qu’on le rangeât parmi les hésitants et les faibles. Il n’aimait pas le mot de « spiritualiste ». Il y voyait une sorte d’ « enseigne »20 ou, pour mieux dire, d’ « étiquette restrictive » de sa qualité de chrétien. Et pourquoi spiritualiste ? — Pour avoir l’air d’appartenir à une caste ou à une école. Cela lui paraissait injurieux. De même, il recommandait aux jeunes gens ses amis « la netteté du jugement qui est un courage de l’esprit. »21 Le monde est plein d’esprits mitoyens à qui toute conviction vigoureuse déplaît, et que toute affirmation nette et tranchée surprend ou impatiente. « Messieurs, disait-il, devant une formule fausse, dites : c’est faux, et brisez la formule fausse » et encore : « Sachez vous défendre, Messieurs on ne devient pas, un homme, dans l’ordre intellectuel, si l’on ne sait pas livrer bataille »22. Et l’on se souvient comme lui-même, dans une circonstance mémorable23, il avait défendu de sa personne la bonne cause méprisée. Pourtant il le fit sans éclat, noblement, et avec cet air naturel qu’il avait dans l’accomplissement de tous ses actes religieux.

Ce sont là, n’en doutons pas, les caractères d’une foi qui’ préexiste à la philosophie, et qui n’est pas entamée par elle24. Il faut maintenant montrer quelle sorte d’assistance la philosophie donne à la foi, et de quelle armure elle la revêt aux yeux des sceptiques. En cela consiste l’œuvre proprement philosophique de M. Ollé-Laprune.

II.

Commençons par l’histoire de la Philosophie. Aussi bien, nous savons que M. Ollé-Laprune ne la juge pas indifférente aux certitudes du philosophe. Ce n’est pas une curiosité de luxe, une distraction, un passe-temps. Ce n’est même pas une recherche de pure critique. — A l’encontre de plusieurs de ses confrères, notre auteur estime que l’historien de la Philosophie doit « juger » pour « rejeter » ou « conserver ».

A propos de Malebranche, il dit : « Je recueillerai ce qui me paraît vrai et solide dans cette philosophie, et j’essaierai de mettre à profit les idées qui subsistent en Métaphysique, en Morale, en Théodicée »25. Il parle dans le même sens d’Aristote et de Descartes, et tout son cours à l’Ecole normale n’a été que la mise en lumière de certains points « acquis » à la Philosophie. C’est, comme on le voit, la méthode de l’observation appliquée aux idées, comme les physiciens l’appliquent aux faits. Bacon parle d’une première vendange de faits recueillie par l’observateur avisé. M. Ollé-Laprune veut que l’historien de la Philosophie fasse sa vendange d’idées au travers des systèmes, et qu’il n’hésite pas à cueillir les grappes mûres, d’où qu’elles viennent.

Pour remplir cet office, avons-nous dit, il faut un certain courage, et tous les contemporains ne l’ont pas, même ou surtout, lorsqu’ils sont d’excellents critiques. L’histoire de la Philosophie par elle-même, au lieu d’exciter à choisir et à conserver des doctrines, ne nous apprend qu’à les aimer toutes, sans en retenir aucune. Seuls le sens dogmatique et le sens de la foi savent choisir, rejeter ou conserver. Qui ne les a pas ne peut que jouir, sans s’attacher. — Or, M. Ollé-Laprune apporte, en étudiant ses auteurs, un sens dogmatique très déclaré ; voyons comment il les expose, et ce qu’il en garde.

Voici d’abord Malebranche. — Dans deux longs volumes qui furent couronnés par l’Académie des sciences morales et politiques, notre auteur analyse, classe et discute. Avec peine il se dérobe au charme qu’exerce sur sa pensée le métaphysicien poète. Il « l’aime », dit-il, et c’est déjà une bonne méthode pour le comprendre ; mais il n’en est pas « séduit »26, et c’est la méthode même de la vraie critique. De là l’exposition sincère, vive, pénétrante, pleine.de relief d’une philosophie, qui est plus singulière que vraie, plus rêvée que vécue.

Car Malebranche est avant tout un méditatif : il lisait peu, réfléchissait beaucoup. Dans cette âme toujours attentive et recueillie, la parole intérieure, devenant dominatrice, s’objectivait naturellement jusqu’à paraître venir d’un interlocuteur imaginaire et mystérieux. Malebranche, écrivit plusieurs de ses ouvrages sous la forme d’une conversation avec le Maître intérieur.

Sans doute il a une méthode, et il affirme qu’elle n’est guère différente de celle de M. Descartes. Comme lui, il prend son point de départ dans la psychologie, et il cherche dans la1 déduction, des conclusions aussi ’nécessaires que celles des mathématiques et de la géométrie. Il admet un double axiome, l’un empirique, l’autre, rationnel. L’axiome empirique, c’est l’existence de l’âme, donnée par le sentiment intérieur que nous en avons. L’axiome rationnel, c’est l’existence de Dieu, saisie par une intuition de l’esprit27. Mais, il faut l’avouer, à peine ce second axiome est-il découvert, qu’il efface le premier. « Si l’on veut se connaître, il ne suffit pas de s’observer, dit-il ; il faut prendre un autre tour, et expliquer les choses d’une manière plus relevée. Il faut regarder Dieu »28.

Et voilà la science de l’âme qui n’est qu’une déduction de la science de Dieu. La psychologie est absorbée par la métaphysique, et la logique par le sentiment. De cette déviation de méthode — qui n’est plus du tout de Descartes, mais de Malebranche seul — M. Ollé-Laprune sait avec sagacité faire dériver l’erreur fondamentale du système.

Soit au-point de vue de la connaissance, soit au point de vue de la causalité, il est dangereux de détacher l’âme des conditions empiriques dont elle est enveloppée. Le monde extérieur, notre corps, nos sens, nos instincts, sont autant de points par où nous touchons à la réalité concrète, la seule positivement connue. — Sans doute, notre science doit venir de notre esprit ; mais l’extérieur est une excitation à faire naître en nous des faits instructifs. Les notions d’étendue, de solidité, de nombre, de force sont en réalité acquises par les sens. Pourquoi les fixer uniquement en Dieu ? L’âme, pour se hausser jusqu’à elles, quittera ce réseau de faits et de réalités, qui la situent dans l’espace et dans le temps. Elle ne sera, ne connaîtra ni n’agira qu’en Dieu.

A la vérité, Malebranche essaye de corriger ce que ces conclusions ont d’excessif. Dans la Vision en Dieu, en même temps que notre intelligence saisit Dieu dans son être et dans son essence — il dit même dans sa substance — elle saisit aussi l’ « être en général », l’ « être indéterminé ». Car « Dieu c’est l’être, et l’être c’est Dieu »29. « L’idée de l’être en général égale la nature divine dans sa simplicité et dans sa diversité. » Au contraire, l’idée d’un être en particulier, ou modèle intelligible d’un objet créé, n’est que l’idée de l’être en général en tant qu’elle est « participable et éternellement possible ».

Or, comment connaîtrons-nous Dieu dans les idées ? — II est constant que nous ne pourrons pas le saisir à la fois dans son unité et dans sa multiplicité. Il faudra donc qu’on le saisisse comme être indéterminé. — Cette façon d’égaler l’indétermination de notre pensée à l’infini de l’être et de confondre la généralité suprême avec la suprême réalité, nous sauve de l’affirmation trop nue quelles idées sont des « limitations de Dieu » ; car il est moins choquant de dire qu’elles sont des « limitations de l’être en général »30.

De même dans la théorie de la causalité, Malebranche, après avoir déclaré formellement que la créature n’a « aucune efficace », qu’elle est « morte » devant Dieu, semble chercher un moyen détourné de lui rendre une apparence de réalité : II fait d’elle une « cause occasionnelle », qui détermine Dieu à agir dans une circonstance donnée. Toute loi de causalité est ainsi une harmonie constante entre le terme « cause » et le terme « effet ». Chacun des deux termes, mis en présence de l’autre, affecte une modalité spéciale. C’est Dieu qui produit cette modalité. Il est donc l’auteur à la fois de la modalité de la cause et de la modalité de l’effet, et « à l’occasion » de l’une, il produit toujours l’autre. L’harmonie est constante, parce que Dieu, être immuable, agit suivant des lois fixes31. — Cependant qu’on ne s’y trompe pas, les changements qui sont pour l’activité divine une occasion d’intervenir, sont eux-mêmes produits par elle. Les rapports qui nous semblent exister entre les choses sont purement idéaux ; il n’y a s de réel que les rapports de l’action divine avec les lois qu’elle s’est elle-même données. Ainsi, en dépit des soins que Malebranche met à sauvegarder les apparences, sa théorie est destructive de la connaissance et de la causalité.

M. Ollé-Laprune tire de ces considérations, longuement et solidement établies, un chapitre qui est d’une remarquable pénétration, et qui a paru longtemps définitif. « Dans ce système, dit-il, la créature c’est presque le néant, Dieu, c’est l’être. D’un côté, rien ; de l’autre, tout. — Or, c’est précisément parce que la créature s’efface trop, que la distinction qui la sépare du Créateur risque à la fin de disparaître… La créature réduite à rien, l’abîme qui la séparait de Dieu se trouve comblé tout à coup »32. Sans doute, les choses gardent un semblant de réalité, mais « c’est la volonté du philosophe qui le leur conserve, la logique le leur dénie ». Egalement la création est maintenue, mais c’est de la part du philosophe « une inconséquence ».

De toutes parts, Malebranche est entraîné à l’idéalisme et au panthéisme. C’est son bon sens qui le retient, et aussi son mysticisme. Car il a dans l’âme des convictions qui résistent a la logique de son esprit, et « au moment où les expressions, dans leur vivacité un peu téméraire, prennent avec les formules panthéistiques la plus frappante ressemblance, alors surtout elles en diffèrent par l’intention et par le sens intérieur ». Le Malebranchisme tend donc sans cesse au Spinozisme ; mais il est ramené en arrière et retenu sur le bord de l’abîme par le bon sens chrétien33.

Nous n’ignorons pas que cette formule a été contestée, et un peu aussi l’ensemble de cette explication. Dans un article important de l’Année Philosophique, M. Pillon cherche à démontrer que Malebranche a été « le moins spinoziste »34 des philosophes du XVIIe siècle. « Le Spinozisme et le Malebranchisme, dit-il, sont en opposition radicale »35. C’est Leibniz qui a donné le branle à l’opinion contraire36, et après lui on a répété à satiété que « Malebranche est un disciple de Descartes qui mène à Spinoza »37. C’est plutôt Voltaire qui a tu juste38. Dans le Dictionnaire Philosophique, où il consacre un article à Dieu, il remarque que la doctrine de Malebranche n’a aucun rapport avec celle de Spinoza, tandis qu’elle se déduit logiquement de celle de Descartes. — Et M. Pillon veut bien nous rappeler que « par la date de ses ouvrages Malebranche vient après Spinoza »39.

De ces choses-là on se doutait un peu, et M. Ollé-Laprune plus qu’aucun autre. Même on ne saisit pas très bien pourquoi les « spiritualistes en général n’ont compris Malebranche que superficiellement »40, car on a quelque raison de croire qu’en dehors de Victor. Cousin (celui-là, il faut bien le sacrifier), il y a des spiritualistes qui savent « interpréter » un texte.

A cela près, nous avouerons pourtant bien volontiers que les arguments de M. Pillon valent mieux que le ton dont il assaisonne sa critique41. Au point de vue de l’être, par exemple, il est certain que Malebranche n’a jamais confondu comme Spinoza « l’étendue intelligible avec l’étendue matérielle »… En Dieu, l’étendue n’est pas réellement, elle n’y est qu’idéalement… elle y est à l’état de type de l’étendue réelle ; elle est représentative, par conséquent. De plus, l’idée d’étendue, comme toutes les autres idées, est « éternelle et nécessaire », elle est « efficace aussi et active ». Cependant elle n’est pas nécessairement dans les objets réels, parce que les objets réels « ont été créés librement ». L’indépendance de la matière et la liberté sont deux attributs du Dieu de Malebranche, non du Dieu de Spinoza42.

De même, au point de vue de la « cause », M. Pillon démontre, utilement que, pour Malebranche, il y a dans l’âme un « mouvement », une « force propre », capable de résister au péché43. Si, dans la Recherche de la Vérité et dans les Entretiens métaphysiques, le philosophe déclare que cette force est « agie » par Dieu, plus qu’elle n’agit elle-même, dans le traité de la Nature et de la Grâce, il fait beaucoup plus grande la part du libre arbitre. Ne sait-on pas, en effet, que Malebranche a été condamné pour vouloir diminuer la puissance divine au profit du libre arbitre ? La censure ecclésiastique est portée contre cette opinion de l’auteur que « le libre arbitre rend la grâce efficace »44.

Nous croyons donc que M. Ollé-Laprune se serait rendu dé, bonne grâce à ces quelques critiques. Lui-même d’ailleurs les avait devinées, mais sans s’y arrêter45. Il lui semblait que le caractère général de cette philosophie n’était pas altéré par, quelques « contradictions » isolées, et demeurées sans explication. — Peut-être aussi, trouverait-on le moyen de relier assez habilement son interprétation à celle de son contradicteur. Mais nous avons mieux à faire, et M. Ollé-Laprune cherchait quelque chose de plus en étudiant Malebranche.

Après lui avoir emprunté ce goût de la foi et de la philosophie mêlées46, mais respectant mieux que lui les limites de l’une et de l’autre, M. Ollé-Laprune veut garder d’abord sa théorie de la raison, « Oui, il y a des vérités éternelles qui ne dépendent pas de notre esprit. Ce sont elles qui caractérisent la raison, et c’est par elles que nous entrons dans une espèce de société avec Dieu même47. »

Théorie aisée, il est vrai, et qui tranche par une affirmation ce formidable problème, posé par le Kantisme : La vérité nous est-elle donnée du dehors, ou se construit-elle de toutes pièces au-dedans de nous ? Nous ne savons pas si notre auteur a traité ce sujet dans ses cours de l’Ecole normale ; cela nous paraît probable. Dans ses livres, pourtant, il n’y en a pas trace. Il est resté volontairement dans l’indifférence à cet égard, soit qu’il n’attachât pas à la question l’importance qu’on lui prête, soit qu’il ressentît pour elle plus d’impatience et d’irritation que de véritable inquiétude.

Pour notre part, nous sommes tentés de ne point l’en blâmer. Le doute sur l’autorité de la raison est condamné par la raison même. C’est là, nous le savons, un cercle vicieux formel. Mais la science paraît très bien s’en arranger. Au besoin même elle le postule. Quant au philosophe, s’il n’est pas indifférent au progrès de sa propre pensée, il doit tôt ou tard franchir ce trou sans regarder. Il est donc libre de sauter le pas tout de suite ; c’est son affaire.

La seconde idée que M. Ollé-Laprune veut retenir de sa longue intimité avec Malebranche, c’est qu’ « entre la créature et le Créateur il y a dépendance essentielle et continuelle »48. Toutefois sur ce point, il dépasse son auteur et le corrige radicalement. Car au lieu d’absorber la cause seconde dans la cause première, il rend la cause seconde à elle-même, et il la déclare « autonome ». — Comment ensuite le nouvel interprète concilie la dépendance de la volonté avec, son autonomie, il nous le dira tout au long dans sa thèse sur la Certitude morale. Cette conciliation, sera même l’objet de plusieurs études qui font corps avec sa philosophie proprement dite, et que, pour cette raison, nous renvoyons au chapitre que nous devons lui consacrer.

Du moins, on saisit quelle sorte d’emprunt M. Ollé-Laprune fait au philosophe des Méditations chrétiennes. Il croit que la correction apportée à ce point- de la doctrine rend le reste inoffensif. « C’est assez, dit-il, qu’on rétablisse dans le monde l’activité que Malebranche est si soigneux d’en bannir, car du même coup la plupart de ses erreurs se trouvent corrigées49. »

On le voit : le souci constant qui domine sa pensée, c’est de ne rien perdre de ce qui est bon et sain dans les doctrines d’autrui.

* *

La Philosophie de Malebranche était de 1870. Depuis cette date, M. Ollé-Laprune ne publie sur aucun philosophe des travaux d’une pareille importance. Sans doute, il lit assidûment Aristote, et il compose, sur sa Morale, un excellent ouvrage ; mais ce travail est si intimement lié, à sa propre Morale qu’il ne songeait guère « tout d’abord à l’en séparer50. De même, son esprit est plein de Platon et de saint Augustin, mais il les cite assez rarement. Il use à leur égard du procédé de Pascal à l’égard de Montaigne : il en parle peu, surtout lorsqu’il s’en inspire. Par contre, il revient souvent sur quelques textes très significatifs. Ainsi le mot qui domine toute son œuvre est le , devenu depuis la devise de quelques-uns de ses disciples51. Lui-même il en a donné de vibrants commentaires, soit dans ses discours, soit dans ses écrits. Mais il n’a jamais cherché, comme M. Charles Huit, par exemple, à propos de Platon, ou, comme M. Brochard, à propos des sceptiques grecs, à découvrir sur ces auteurs des textes curieux et inédits, et à consolider par l’érudition quelque savante interprétation de- leurs œuvres. Il se confie plutôt à1 leur direction, et il cherche dans leurs écrits la confirmation ou le contrôle de ses propres idées.

Volontiers, cependant, il s’est arrêté sur saint Thomas, et en maintes circonstances, il a voulu montrer qu’il faisait fond.’ sur cet auteur plus que sur beaucoup d’autres.

Nul mieux que lui n’a compris ce qu’avait été l’œuvre extraordinaire de ce philosophe. Il le dépeint quelque part ramassant, rangeant, disciplinant dans sa double Somme la philosophie de l’antiquité, celle des Pères, et toute la connaissance humaine d’alors pour édifier une philosophie des dogmes, d’une unité superbe et paisible. Sa vertu spéciale, c’est, dit-il, « d’être une philosophie d’École ». Car « quiconque philosophait allait à l’École de saint Thomas, et toute la société a fini par y aller ». Des théories communes, des formules communes, une manière commune de poser les questions et de procéder à leur solution, quelle unanimité ! Le groupement des forces intellectuelles (ce rêve toujours déçu et toujours recommencé des catholiques modernes) est là réalisé de toutes pièces. L’École était liée à l’Église. La même doctrine religieuse positive régnait dans les esprits, et d’autre part, un seul souci, animait les philosophes : ne pas faire dévier la spéculation philosophique en lutte contre l’orthodoxie. Des vues hardies pourtant et une curiosité ardente les entraînaient souvent sur les confins de l’erreur. Un amour passionné de la vérité catholique les, en ramenait toujours. Ainsi l’École semble avoir été faite pour « prouver que la philosophie, même savante, peut, au moins quant à l’essentiel, s’unifier et se fixer »52.

* * *

Resterait maintenant à exposer dans le détail cette philosophie, dont nous connaissons l’idée générale et la méthode ; ce sera la matière d’un prochain article.

(A suivre).

Clément Besse,

Ancien élève de l’École des Carmes.

SOURCE

Abbé Clément Besse, Revue Néo -Scolastique, mai 1898

Revue néo-scolastique Année 1898 Volume 5 Numéro 18 pp. 154-171

http://www.persee.fr/doc/phlou_0776-5541_1898_num_5_18_1598

NOTES  

1Éloge du Père Gratry, p. 8.

2Discours au Collège Stanislas, pp. 5 et 9.

3La Philosophie et le Temps présent, chap. XII tout entier.

4Certitude morale, préface, p. iv.

5Plus tard M. Ollé-Laprune contestera ce point ; « II y a une démonstration et une vérification des choses morales „, dira-t-il. Cfr. La Philosophie et le Temps présent, pp. 71-74.

6Correspondant du 10 janvier 1877, pp. 113, 114.

7La Morale d’Aristote, préface, p. xv.

8Certitude morale, préface, p. iv.

9Correspondant du 10 janvier 1877, p. 117.

10Ibid., p. 104.

11Ibid., p. 120.

12Ce mot est de Beyle.

13Discours au Collège Stanislas, p. 5.

14Lettre à un religieux Carme.

15Ce mot est cher à M. Ollé-Laprune.

16La Philosophie et le Temps présent, pp. 306 et 307.

17Ibid., p. 48.

18Voir à ce sujet le Jubilé de M. Naville, article du Correspondant du 25 décembre 1890.

19M. Caro. L’Idée de Dieu, p. 7.

20Éloge du Père Gratry, p. 11.

21Discours an Collège Stanislas, p. 9.

22De la Virilité intellectuelle, pp. 16-18.

23II s’agit de l’expulsion des religieux Carmes, à Bagnères-de-Bigorre le 30 novembre 1880.

24M. Ollé-Laprune s’est longuement expliqué sur ce point dans la Philosophie de Malebranche, tome I, chap. II.

25La Philosophie de Malebranche, avant-propos.

26Philosophie de Malebranche, tome I, page 1.

27Ibid., chap. II.

28Ibid., p. 99.

29Nous trouvons dans S. Thomas, Summa Theologica, part. I, quest. XIII, art. II, le texte très remarquable que voici : « Le nom Celui qui est (qui est), est-il par excellence le nom propre de Dieu ? — Ce nom exprime non pas la forme, mais l’être même (ipsum esse). Puis donc que l’être de Dieu est son essence (cum esse Dei sit ipsa ejus essentia) et Dieu seul a ce privilège, ce nom est par excellence le nom propre de Dieu… » Mais S. Thomas n’entend pas par là confondre Dieu, dont l’essence est d’être, avec l’être en général. Il dit ailleurs que son essence est incommunicable et, si l’on peut parler ainsi, singulière « ut sic liceat loqui, singularem. » II aurait plutôt qualifié Dieu, comme Aristote, d’être complètement déterminé ou de parfait (περασ). Malebranche ici emploie l’être au sens plus vague des Platoniciens.

30Lire dans Malebranche, Entretiens métaphysiques, II, 2, 3, 4, 5, 6, VIII, 9 et dans M. Ollé-Laprune, Philosophie de Malebranche, tome I, pp. 232 à 238.

31Philosophie de Malebranche, tome I, pp. 320 à 356.

32Ibid., pp. 542 et 543 et tout le chapitre IX.

33Philosophie de Malebranche, tome I, Conclusion.

34Année Philosophique, p. 175.

35Ibid., p. 197.

36Ibid., pp. 106 et 107.

37Ibid., p. 170.

38Ibid., pp. 188 et 189.

39Ibid., p. 170.

40Ibid., p. 87.

41Contre M. Cousin, Année Philosophique, pp. 88, 89 et 188.

42M. Pillon démontre tout cela excellemment pp. 88 à 106.

43Année Philosophique, p. 174.

44Voir le traité de la Nature et de la Grâce, et la réfutation qu’en fait Fénelon sur les indications de Bossuet. Ce livre est, dit-il, « éloigné de toute théologie et indigne de Dieu ».

45Pour l’ « étendue intelligible », tome I, p. 360 et tome II, pp. 147 et 148; pour la « cause », tome II, pp. 71 et 72.

46Philosophie de Malebranche, tome I, p. 104.

47Ibid., tome II, p. 494.

48Ibid., tome II, p. 496.

49Philosophie de Malebranche, tome II, p. 499.

50Nous savons pourtant qu’il avait accepté d’écrire un Aristote pour la Collection des grands philosophes, dont M. l’abbé Piat vient de prendre l’initiative et la direction.

51Le Sillon, revue où quelques jeunes catholiques exposent leurs idées. M. Ollé-Laprune en avait encouragé la fondation.

52La Philosophie et le Temps présent, chap. XIV.