Première partie

UN PHILOSOPHE CHRETIEN

« L’histoire d’une âme » : c’est ainsi qu’en 1878, M. Alfred Mézières, en Sorbonne, définissait le livre de M. Ollé-Laprune, la Certitude morale présenté comme thèse de doctorat. La définition était exacte et profonde, nous l’appliquerions volontiers à l’œuvre philosophique tout entière de M. Ollé-Laprune ; et nous croyons qu’on ne saurait mieux marquer l’originalité de cette œuvre qu’en répétant et en commentant ces simples mots : « L’histoire d’une âme ». Ce n’est pas que M. Ollé-Laprune aimât à se raconter lui-même et qu’il se complût dans cette affectation d’autobiographie où se sont attardés, à la suite de Rousseau et des romantiques, un certain nombre d’écrivains de notre siècle : son tact et sa simplicité auraient suffi à lui interdire un pareil emploi de sa plume et de sa pensée. Mais surtout, à ses yeux, sa pensée n’était intéressante et sa plume n’était efficace que dans la mesure où elles se rattachaient à une tradition, où elles prêtaient leur appui à une doctrine antérieure et supérieure à elles-mêmes, et où elles fortifiaient enfin un lien préexistant entre son âme et l’innombrable foule des autres âmes. Et c’est dans un tout autre sens, singulièrement plus élevé, que la philosophie de M. Ollé-Laprune, depuis l’année 1862, date de ses premiers cours, jusqu’en février 1898, date de sa dernière leçon à l’Ecole normale supérieure, a mérité de s’appeler l’ « histoire d’une âme ».

I

Il y a des philosophes dont la pensée et la vie demeurent perpétuellement comme dissociées l’une de l’autre : leur cerveau est une façon de boudoir, meuble d’idées toutes spéculatives, parfois décoré de paradoxes, ou, si l’on veut encore, une tour d’ivoire qui les isole, non pas seulement de leurs semblables, mais, si l’on ose ainsi dire, d’eux-mêmes ; ce qu’ils pensent n’a aucune influence sur ce qu’ils font, et inversement ils s’amusent de cette illusion que la conduite de leur vie ne détermine en aucune mesure la conduite de leur esprit. Une seconde catégorie, à laquelle le respect s’attache de préférence, comprend les penseurs qui, dès qu’ils sont en possession de leurs systèmes, courbent leur vie sous cette maîtrise qu’ils se sont personnellement créée : leur façon de vivre, fût-ce au prix de mortifications pénibles, devient le corollaire de leur façon de penser ; ainsi se constitue l’unité de leur être, et de ceux-là l’on dit, sur leur tombe, qu’ils ont agi et qu’ils sont morts en philosophes : c’est un éloge qui leur suffit, et longtemps on n’en a pas rêvé déplus beau. L’effort philosophique, ainsi compris, consistait à faire en soi table rase, à éconduire, provisoirement ou définitivement, l’ensemble des traditions, des croyances et des sentiments, légués par les années d’enfance ; on consignait tout cela à la porte de l’intelligence, on voulait faire abstraction de la complexité de l’être humain, ne se servir que de la pensée pure ; et l’idéal eût été de cesser de vivre au moment où l’on commençait de spéculer, de ne rentrer, en un mot, dans l’existence qu’après s’être composé un « système d’idées pures ». On se mutilait volontairement pour arriver au vrai, et l’on appelait cela faire preuve d’une pensée libre. Du Discours de la Méthode à l’avènement du positivisme, ce programme fut celui de la plupart des philosophes, Maine de Biran excepté. Mettre une cloison étanche entre l’intelligence et le reste de l’être semblait une maxime irrévocable. La spéculation philosophique, ainsi conçue, était comme un congé donné à l’âme, et si nous répétons à présent que l’œuvre de M. Ollé-Laprune fut l’histoire de son âme, nous en apprécierons tout de suite la primesautière nouveauté.

Les serviles héritiers du cartésianisme s’imaginaient que la « liberté de la pensée », comme ils disaient, était une garantie de sa véracité. C’est ce qu’il n’est plus permis de prétendre depuis trente ans ; et ce résultat, qui est d’un prix insigne, est dû au travail de deux doctrines : la philosophie déterministe, dans laquelle les courants spinoziste, hégélien, positiviste, étaient comme unifiés par l’esprit de M. Taine, et la philosophie chrétienne, telle que la personnifia M. Ollé-Laprune. Par quelle mystérieuse convergence deux écoles aussi distinctes se sont-elles, en fait, prêté renfort ? Leurs buts étaient inverses, et voici que le résultat de leur labeur semble commun. Oublions un instant l’éclat des tumultueuses polémiques auxquelles donna lieu l’Histoire de la littérature anglaise ; à quelque hauteur qu’on maintienne, à l’encontre de M. Taine, la réalité de l’autonomie intellectuelle et de la liberté morale, il n’en reste pas moins définitivement établi que les influences de la race, du milieu et du moment, pèsent d’un certain poids sur le composé humain, —et d’un poids qu’il est possible de contre-balancer, même victorieusement, mais non point de supprimer. On ne peut pas, lorsqu’on pense, cesser absolument d’être l’homme de sa race, de son milieu et de son époque ; on ne peut pas faire que cette intelligence si fière d’elle-même ne soit pas en quelque mesure influencée, — je ne vais point jusqu’à dire déterminée, — par les impulsions ambiantes, par l’impulsion du passé, qui est la tradition, par l’impulsion du présent, qui est la société ; la pensée qui croit être libre a des racines et des habitudes dont elle ne saurait se détacher ; l’homme, être vivant, ne peut avoir qu’une pensée vivante, et quoi qu’il veuille, quoi qu’il fasse, sa pensée est un aspect, ou tout au moins un fragment de sa vie. « Je porte ma pensée avec moi », disait le philosophe antique, appauvri par un brusque coup de la fortune. Inversement, on se porte soi-même avec sa pensée, et tout soi-même, tel que l’on est, intégralement. Par cela même qu’il a eu des ancêtres et qu’il a des contemporains, par cela même qu’il est l’héritier d’une lignée et le membre d’un corps social, le philosophe ne peut point faire de son intelligence un désert. Robinson Crusoé vécut isolé du commerce des hommes ; mais en Robinson Crusoé lui-même, l’esprit n’a pu vivre isolé du commerce de tout l’être humain ; et c’est se tromper ou se mentir à soi-même que de se targuer, en un certain sens, d’avoir l’esprit « libre ». Le positivisme, en établissant cette vérité, a détruit la théorie cartésienne de la table rase, mère de l’individualisme intellectuel, et responsable de tous les ravages que cet individualisme a produits.

Trois ans seulement après l’Histoire de la littérature anglaise, M. Ollé-Laprune, fraîchement sorti de l’Ecole normale, et certainement étranger à l’influence alors si discutée de M. Taine, déposait à l’Académie des sciences morales et politiques un Mémoire considérable sur la philosophie de Malebranche, qui était déjà, comme on le rappela dans cette assemblée, le lendemain même de sa mort, « une œuvre de premier ordre1 » ; et jugeant sans doute que sa conscience de penseur catholique lui faisait un devoir de prendre personnellement position entre le rationalisme cartésien des éclectiques et la philosophie chrétienne de Malebranche, M. Ollé-Laprune écrivait :

La philosophie est essentiellement un examen et un effort ; un examen des idées qu’on a dans l’esprit, un effort pour voir clair. Examiner n’est pas douter, quoi qu’on en dise. Parce que j’aurai eu le bonheur de n’avoir jamais mon esprit et mon cœur vides de Dieu, faudra-t-il pour cela, malgré la sincérité, la liberté et la hardiesse même de mes spéculations, me refuser le nom de philosophe ? J’avoue que je ne comprends pas cette nécessité d’être tourmenté par le doute ou de faire froidement table rase dans l’intelligence pour philosopher… Il ne s’agit pas, dans l’examen philosophique, d’isoler l’intelligence en elle-même ; il ne s’agit pas de faire le vide autour d’elle… Si l’on a la foi chrétienne dans le cœur, ne serait-ce pas une chose par trop étrange qu’il fallût, pour pratiquer dans sa rigueur la méthode philosophique, rejeter cette intime certitude, éteindre ces lumières, se priver de ces secours ? Non, encore une fois, la philosophie n’est pas à ce prix2.

Ainsi, dès son premier écrit, M. Ollé-Laprune philosophe ne voulait pas s’isoler de M. Ollé-Laprune chrétien ; il voulait « aller au vrai avec son âme tout entière »3 ! Ses œuvres successives furent l’expression constante de ce dessein ; tandis qu’elles se répandaient, certains résultats de la philosophie positiviste commençaient d’obtenir une créance unanime ; et les deux écoles, demeurées si lointaines, voire même si divergentes, ont fini par s’entr’aider. Que si l’on accusait, aujourd’hui, la philosophie de M. Ollé-Laprune de n’être point une philosophie parce qu’elle est volontairement et systématiquement chrétienne, et de porter atteinte à la liberté de la pensée parce qu’elle se refuse à ignorer la foi, ne serait-on pas en droit de répondre, en s’appuyant sur M. Taine : Pauvre pensée libre, avant de réclamer une fausse liberté, mesure donc ta vraie liberté ; et s’il est vrai, comme te l’apprend la science, cette science dont tu fais si grand cas, s’il est vrai, dis-je, que tu sois conditionnée dans une certaine mesure par le passé qui pèse sur toi, par le présent qui t’entoure, partes propres habitudes, par le fait même que tu es la pensée d’un être vivant, n’est-il pas plaisant de refuser à la foi chrétienne seule le droit de te conditionner ou de te guider ?

M. Ollé-Laprune ne se séparait point en quelque sorte de lui-même pour philosopher ; il philosophait avec tout lui-même ; ayant au fond de lui la foi chrétienne, qui touche victorieusement aux plus grands problèmes, il estimait qu’une simple raison de probité le contraignait à ne point reléguer la foi chrétienne lorsqu’il philosophait. Il avait une trop haute idée de la philosophie pour la considérer comme une simple construction de la pensée individuelle ; rêvant de trouver en elle la directrice de la vie et l’unificatrice des âmes, il y voulait consacrer tout ce qu’il avait d’intuitions, tout ce qu’il avait d’énergies, tout ce qu’il avait de ressources. Se sevrer volontairement des intuitions, des énergies et des ressources que procure la foi chrétienne, lui faisait l’effet, sans doute, d’un manque de respect envers la foi, mais surtout d’un manque de respect envers la spéculation philosophique : — aussi se refusait-il à bifurquer son être moral et à élever en lui une barrière factice entre le penseur et le croyant. Dépassant ainsi les philosophes qui font de leur vie le corollaire de leur philosophie, M. Ollé-Laprune, lui, voulait que sa philosophie fût l’épanouissement de toute son âme, le corollaire de toute sa vie de chrétien baptisé et de catholique pratiquant. Estimant sa foi, il était impossible qu’il n’y sentît point une vraie richesse ; aimant la philosophie, il était impossible, qu’il négligeât de l’enrichir à l’aide de sa foi. Depuis son premier ouvrage où il honorait, chez Malebranche, un effort auguste vers les cimes de la pensée chrétienne, jusqu’aux admirables pages dans lesquelles il reproche à Jouffroy de s’être appauvri, durant une nuit trop fameuse, par un acte de prétendue émancipation intellectuelle, jamais M. Ollé-Laprune ne varia, ni n’hésita ; jamais il n’accepta que, pour philosopher, on battit en retraite loin de son âme, mais il demandait, tout au contraire, qu’on fit retraite en son âme. Même comme historien de la philosophie, il appliquait cette maxime : « En devenant grec, écrit-il en tête du son livre sur lu Morale d’Aristote, l’auteur de cette étude n’a point cessé d’être moderne et d’être chrétien. Comment le philosophe pourrait-il, dans une étude historique, faire abstraction de son esprit propre et de ses doctrines4 ? » Et M. Ollé-Laprune, par cette audace de sincérité, par ce déploiement systématique de son moi, sut créer une philosophie tout à la fois nouvelle et commune, — nouvelle, au bon sens du mot5, parce qu’elle se dégageait d’une méthode fâcheuse ; commune, au grand sens du mot, au sens que Bossuet eût aimé, parce que, loin de viser au paradoxe, elle faisait fructifier le patrimoine collectif de l’humanité chrétienne.

NOTES

1Discours de M. Arthur Desjardins, président de l’Académie des sciences morales et politiques, à la séance du 19 février 1898.

2La Philosophie de Malebranche, II, pp. 249-252.

3« Alors que les métaphysiciens, disait récemment M. Boutroux, font profession de ne chercher qu’avec la raison, et se défient du sentiment et du mysticisme, Pascal veut, au contraire, que l’homme cherche avec toutes ses facultés, avec le cœur comme avec la raison :



, selon le beau mot de Platon si heureusement pris pour devise par M. Ollé-Laprune. » (E. Boutroux, Cours sur la Doctrine de Pascal, l’Apologie de la Religion chrétienne, Revue des cours et conférences du 26 mai 1898, pp. 488-189.) Ce fut une des joies de M. Ollé-Laprune, aux derniers temps de sa vie, de voir la jeune revue catholique Le Sillon emprunter cette maxime et en faire sa devise.

4De même, au terme de sa vie, dans son étude sur Vacherot, M. Ollé-Laprune examinait, avec une grande finesse, les convergences entre les aspirations de Vacherot et le dogme chrétien ; et cette préoccupation ne paralysait en rien « cet élan de sa générosité sympathique » qu’admire M. Léon Brunschvieg dans le petit livre sur Vacherot. (Revue de métaphysique et de morale, supplément, septembre 1898, p. 5.)

5« M. Ollé-Laprune alliait en lui la foi chrétienne la plus profonde et la spéculation métaphysique la plus désintéressée. C’est cette alliance, qui caractérise son œuvre et son influence et donne à sa physionomie son originalité. » (Doumic, Journal des Débats, 15 février 1898.)